Page:Giraudoux - Siegfried et le Limousin.djvu/21

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cun dans l’accoutrement qui le faisait passer pour fou dans sa ville natale, mais qui représentait dans ce quartier, et pour la concierge elle-même, le minimum de l’extravagant. Des femmes seules se levaient parfois, c’est qu’elles allaient tirer la flamme en veilleuse du comptoir pour allumer leur cigare. En face, le café rival, à l’ombre quand la Rotonde était au soleil, au soleil dès que l’ombre enveloppait la Rotonde ; mais personne jamais ne traversait la rue, — à part un créole qui se déplaçait avec le soleil, et une pianiste congestionnée qui cherchait le frais ; à part aussi celui qui venait de se brouiller avec son groupe, de renier son art et ses frères, de changer de couleur pour les ombres, ou d’idéal politique. Sur l’autre angle du boulevard, enfin, le restaurant Baty, où — laissant les étrangers arracher à des journaux de leur pays une charcuterie qu’il eût suffi de montrer à la glace pour lire, sur elle imprimé, l’éditorial de Bergen ou de Kiev, — venaient nourrir leur âme de Bourgueil et de portugaises Vincent d’Indy, Bernard Naudin, et à la terrasse le principal entrepreneur des pompes funèbres du quartier que saluaient de leur corbillard les cochers des convois, nombreux si près du cimetière. J’étais sûr avant la guerre de rencontrer Zelten dans ce triangle maçonnique, à la seule heure où coulent enfin dans les verres à boire les couleurs des bocaux des pharmacies, où chaque table reçoit alternée la visite des chiens pour le sucre, des sourds-muets pour les deux sous, de ces dames pour le briquet ou pour le franc cinquante de leur taxi, et celle de Rosita dégrafée, exigeant de chaque inconnu qu’il dessinât au stylo sur son album, les yeux fermés,