Page:Giraudoux - Siegfried et le Limousin.djvu/214

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Les trois lettres étaient donc sauvées. Elles allaient même l’être au-delà de ce qu’eût désiré Lili, car la Kramer continuait à les recopier à des dizaines d’exemplaires. Au milieu des prisons-cafés, les lettres de Heine se reproduisaient avec la vitesse d’éphémères ou comme les pains de Kanah. Les prisonniers se les passaient, tellement émus par ce grand amour, que l’un d’eux intima à Hoffmann l’ordre de ne plus me séparer de mon amante et de ma vie. Le garde aussi plaida notre cause, la gagna, et malgré les protestations de Lieviné Lieven, il me conduisit dans une salle vide, hier encore cabinet particulier, revint avec Lili et nous enferma :

— Embrassez-vous tout votre saoul, dit-il, demain vous pouvez être morts. Si vous avez peur de la mort, profitez-en…

Lili, à ce qu’il me sembla, en avait encore plus peur que moi.

Il était tard dans la nuit et nous dormions quand Lieviné Lieven força la serrure et vint nous rejoindre… Je le voyais pour la première fois de près ; il était si mal tenu que quand il parlait, tous les boutons de son veston et de son gilet remuaient, et, quand il éternua, deux tombèrent. À cause de sa peur, qui l’avait poussé à nous rejoindre, il se croyait autorisé à des privautés que j’avais mieux supportées de Lili. Il tenta de m’embrasser sur le front, et s’empara de ma main libre, où il essayait de lire. Un corrosif ayant rendu dans son enfance ses paumes indéchiffrables, il ne pouvait en tirer d’indication personnelle sur sa vie, et se bornait à l’amalgamer à celle d’un être que les