Page:Giraudoux - Siegfried et le Limousin.djvu/22

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un cochon. Si vous aimiez l’aventure, il suffisait d’aller répondre au téléphone, des voix étrangères vous y parlaient dans une langue inconnue. C’est sur cette fourmilière que Damalli avait formé le projet de se laisser tomber par mépris et par vengeance, et il avait loué une chambre au cinquième, mais, effrayé par la bouche du Métro, il s’était orienté vers la carrière de parachutiste qui l’avait rendu riche et célèbre. À la table même où j’étais assis ce soir, j’avais eu pour voisin quelques secondes un dîneur à pardessus qui réclamait toujours du bœuf gros sel et du bœuf gros poivre. On a su depuis que c’était Trotsky, et personne dans l’établissement n’en conçut la moindre surprise, car personne du café, — et de ce café seul, et peut-être de ce lieu seul au monde, — ne désespère du voisin le plus malpropre, le plus pauvre, le plus grossier au point de croire qu’il ne peut devenir un jour roi ou tyran.

J’attendais Zelten avec quelque angoisse, car non seulement il allait m’aider à percer le mystère S. V. K., mais parce qu’il était, de mes nombreux camarades allemands, le premier que je revoyais, et aussi le plus cher. Dans quelques minutes, lorsqu’il allait marcher sur moi, sa silhouette de face semblable comme toutes les silhouettes humaines à la tranche d’une clef, je saurais donc ce qu’il ouvrait, ce qu’il fermait, et si je devais me faire à l’idée que l’Allemagne pour moi n’existait plus. Or, comme tous les Français, par peur peut-être de l’eau, ma pensée appuyait volontiers vers le continent. J’étais prêt à en faire le sacrifice, mais j’avais l’impression que je vivrais difficilement sans l’Allemagne, et je me sen-