Page:Giraudoux - Siegfried et le Limousin.djvu/62

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que nous reconnaissait le père Eilert, peintre de décors pour pièces tyroliennes, qui venait parfois dessiner le cygne dont nous étions escortés dans notre cycle. Sa fille, nue, détournait à sa vue la tête, surprise sous le journal, non par pudeur, mais parce qu’il avait la manie, chaque fois qu’il pouvait la saisir ou saisir celle de ses sœurs, d’appuyer à la fois sur leur menton et leur nez, comme on le fait au bec des pigeons pour voir s’ils ont volé. Les trois sœurs avaient volé depuis, chacune happée par chaque colonie allemande de l’étranger, l’aînée mariée à Rio, Elsa à Milvaukee, Fredy à Trieste, le père n’avait plus à presser l’un contre l’autre que le menton et le nez de la mère, et chaque lettre de chacune de ces filles inséparables arrivait avec un timbre de continent différent. Ida me racontait tous ces départs, et parfois un de ses mots ébranlait en moi tout un ordre de souvenirs qui jamais n’aurait eu la moindre chance, de l’abîme où il était tombé, de remonter à la surface, tel que les histoires des casseroles à bombes de la mère et de la vis à trou que le père imposait aux machinistes.

— Vous rappelez-vous, me disait Ida, le jour où vous étiez souffleur à la vente de charité de la baronne de Buchen-Stettenbach ?

Pourquoi, en effet, avais-je oublié aussi la baronne, fille de Baedeker et célèbre pour sa taille de sept pieds ? Comment avais-je pu oublier celle dont la grande idée était le Baedeker sentimental, destiné aux jeunes mariés et aux poètes. Gares, musées, hôtels, tout y était décrit en fonction des gens qui vont avoir leur nuit de noces ou en sortent exactement. Les plans et cartes en étaient semés de croix qui marquaient la