Page:Giraudoux - Siegfried et le Limousin.djvu/91

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

conçu pour elle-même et pour l’auteur une admiration qui l’avait poussée à s’inscrire, bien innocemment, à toutes les sociétés masochistes, dont elle ignora toujours le véritable but. Son petit salon n’était plus ouvert aux Alliés ; elle me reçut dans la salle des vitraux, où les photographies signées de Moltke et de Bismarck paraissaient aussi périmées et lamentables que paraissent soudain périmés et ravissants, dans une anse de l’Oise et du Petit-Morin, des canots d’avant la guerre qui ont nom Quand-Même ou Coulmiers. Je n’hésitais pas à recourir à Bertha, car j’avais barre sur elle. Avare, égoïste et entêtée, comme la famille de Schleissheim dont elle avait acquis tous les défauts par alliance, elle devenait généreuse s’il lui était prouvé qu’elle vous portait bonheur. Des fournisseurs, prévenus, avaient obtenu par elle le Service de la Cour, pour avoir prétendu qu’au lendemain du jour où la baronne avait acheté leur entame de veau ou leur papier à lettres solde en essayant de leur passer des pièces fausses, le nombre des clients avait doublé et le poisson en plein soleil ne pourrissait plus. Les domestiques, s’ils disaient ne rien casser quand elle était là, pouvaient sans crainte saccager Chine et Saxe quand elle était absente. Sa table était fournie de quémandeurs, tenus pour son dîner de revenir de la chasse aux coqs de bruyère, leurs derniers boutons de faux col à bascule brisés dans la hâte, leurs chaussettes craquées, le menton haché d’avoir été livré sans lumière au rasoir, qui la proclamaient leur fétiche, et auxquels elle se pendait en breloque toute la soirée. J’avais eu la chance de lui écrire en juin 1914 une carte d’Auvergne et de Saint-Nectaire, où