Page:Giraudoux - Siegfried et le Limousin.djvu/95

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se colorant de couleurs infiniment plus vives encore que celles de l’original… Le combat avait dû être rude pour traverser cette rétine endurcie par un destin allemand… Enfin, Kleist entra…

Il entra plus couvert encore de barbe, de bagues et de breloques qu’il ne l’avait semblé de loin, tant l’Allemagne prenait ses précautions pour qu’il ne manquât plus, en cas de nouvelle amnésie, de plaques d’identité. Mais il avait gardé ce qu’un homme n’abandonne que s’il est résolu à disparaître, son tic de la lèvre, celui aussi de ses mains qu’il continuait à croiser sans cesse et qu’il tâtait comme une preuve encore muette mais impérissable. Sa première parole aussi me montra que ses manies de pensées, et la joie par exemple qu’il avait de savoir la superficie exacte des pays du monde, ne l’avaient pas abandonné…

— J’aime le Canada, me dit-il en allemand. Peu de personnes savent que son territoire est plus grand que celui des États-Unis, y compris l’Alaska…

Pourquoi fallait-il qu’il appartînt aujourd’hui à un pays dont les kilomètres carrés étaient réduits par la guerre ? Je retirai ma main aussi vite que je le pus, comme si c’était à elle qu’il allait se reconnaître, et je me plaçai à contre-jour, dans la crainte que ma vue n’agît trop brusquement, mais c’était une crainte vaine. Tout droit, chargé de son passé à lui, de son triomphe au baccalauréat à Poitiers, de sa sœur écrasée à Boussac, de sa patrie Limoges, de notre promenade à Dampierre sur un char-à-bancs à coussins tigrés, de son désespoir le jour de rentrée au lycée Lakanal où il s’était assis avec son complet blanc dans l’encrier, je restais à ses yeux le fils d’une dame