Page:Giraudoux - Suzanne et le Pacifique, 1925.djvu/117

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tirer d’elles quelque vague révérence. Peut-être un homme eût-il obtenu plus de réaction de cette île qui restait sous moi placide comme un cheval sous un cavalier-femme. Pourtant je devenais un être plus fort et habile, je grimpais, je nageais, de petites boules rondes, des muscles glissaient à chacun de mes mouvements sous ma peau ; mais pour me donner des oiseaux peureux, des arbres esclaves, il eût fallu dix ans au moins de feu ou de massacre. Toutes ces racines qui étaient de la réglisse, toutes ces herbes folles qui étaient de la vanille, ces troncs qui étaient du lait, ces pierres qui étaient des perles, il eût fallu au moins un couple humain pour en refaire, comme en Europe, des morceaux de bois stériles ou de l’ivraie. Mon cœur aussi était devenu inoffensif… l’île s’était glissée entre le monde et lui comme un mastic. Rien ne le faisait plus battre. Il ne s’accélérait même plus, tant j’étais entraînée, si je courais ou si je nageais. Parfois j’essayais de me raccorder à distance avec cette tristesse, cette douleur, ces larmes que saisons et villes distribuent dans le pays sous une infaillible pression. J’allais, dans mon désir de souffrir, chercher mes derniers souvenirs au-dessus de mon naufrage, comme au-dessus de la place où l’on a relevé un câble. J’essayais de croire que par télépathie, par des