Page:Giraudoux - Suzanne et le Pacifique, 1925.djvu/233

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moudre, avec le grincement son cri… Mais moi qui cherchais dans ce livre des préceptes, des avis, des exemples, j’étais stupéfaite du peu de leçons que mon aîné homme me donnait. D’abord c’était un Allemand de Brême, nommé Kreuzer ; j’en étais un peu déçue, comme un geôlier américain qui retrouve un nègre ou un Chinois là où il enferma un superbe Irlandais. Puis, peut-être à cause de cette mauvaise foi que me donnait son origine, je le trouvai geignard, incohérent. Ce puritain accablé de raison, avec la certitude qu’il était l’unique jouet de la Providence, ne se confiait pas à elle une seule minute. À chaque instant pendant dix-huit années, comme s’il était toujours sur son radeau, il attachait des ficelles, il sciait des pieux, il clouait des planches. Cet homme hardi frissonnait de peur sans arrêt, et n’osa qu’au bout de treize ans reconnaître toute son île. Ce marin qui voyait de son promontoire à l’œil nu les brumes d’un continent, alors que j’avais nagé au bout de quelques mois dans tout l’archipel, jamais n’eut l’idée de partir vers lui. Maladroit, creusant des bateaux au centre de l’île, marchant toujours sur l’équateur avec des ombrelles comme sur un fil de fer. Méticuleux, connaissant le nom de tous les plus inutiles objets d’Europe, et n’ayant de cesse qu’il n’eût appris