Page:Giraudoux - Suzanne et le Pacifique, 1925.djvu/40

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qui me ressemblait tout autant, dont tous les gestes ne s’expliquaient que par une hypocrisie sans bornes ; et d’autres qui me faisaient des sourires d’entente, si bien que je me sentais à la fois conjurée et dénuée du mot de passe. Mais un jour je m’aperçus que j’étais suivie moi-même.

Un jeune homme me suivait. S’il voulait le secret des jeunes filles, il tombait bien. Chaque matin il m’attendait près de l’hôtel, devant une boutique d’anatomie, avec des poumons vernis en vitrine, des foies en cire, des têtes demi-découpées, mais qui exhalait l’odeur du pain frais, car il y avait un pétrin dans le sous-sol. On voyait le boulanger tout blanc au-dessous des squelettes, incolore et gras, fantôme bien nourri. Dès que j’étais passée, l’autre m’escortait à distance, désormais indifférent aux humains et à leurs membres, à leurs globes oculaires, aux muscles de leur rotule, mais caressant les chats, les chiens, et, toujours, à la porte d’un café, une grosse terre-neuve si affectueuse qu’elle se laissait choir tout entière du côté de la caresse. Bientôt il osa prendre mes tramways jusqu’à leur point terminus, inspecta ces butoirs qui les arrêtent à Bonneuil ou à Créteil, revenant avec moi sur la banquette d’en face, au-dessus du rail qui n’était pas le mien, aussi proche et aussi lointain de moi qu’une