Page:Giraudoux - Suzanne et le Pacifique, 1925.djvu/92

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envoyé à notre recherche. Mieux qu’un armateur qui construirait lui-même son steamer, je connais maintenant ce qu’un navire coûte de peine et de jours… Que de semaines encore, avant qu’on ait passé le mien au radoub, qu’on ait repeint (pourvu qu’il fasse soleil en Europe !) sa bande rouge, qu’on ait rassemblé dans son entrepont ces matelots que je voyais en ce moment au fond d’un cabaret de Saint-Brieuc ou dans un wagon de la gare de Gannat, sur cette diagonale de Brest à Toulon qui amène les équipages d’une mer à l’autre avec l’Auvergne pour écluse ; avant que ne soient embarqués ces moutons qui pâturaient encore en Nivernais, près d’une ferme dont on raserait les haies avant leur vente ! Six mois de soleil continu en Europe m’auraient fait gagner deux ou trois jours ! Parfois je croyais sentir que le navire partait, peut-être partait-il, on mettait un navire gigantesque à la mer, j’avais de l’eau soudain jusqu’aux chevilles ; mais un soupçon se glissait en moi, un défaut se glissait en lui, et je me sentais obligée de le ramener au port. Le bœuf de Salers, qui devait remplir ses conserves, je le voyais subitement, encore vivant et paisible, dans un chemin creux de Salers ; le troisième anneau de l’ancre de tribord, je le voyais abandonné sur une écluse du Creusot, — l’ouvrier