Page:Giraudoux - Suzanne et le Pacifique, 1925.djvu/93

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avait la grippe, la pneumonie le menaçait… Tous ces objets infimes, mais plus nécessaires pour lui dans l’éternité que ses chaudières et ses cloisons, le flacon de pickles de la table du commandant, la breloque à double fond du second médecin, ils étaient celui-là à l’embouteillage, celle-ci au fond d’un tiroir d’horloger d’Angoulême. Que le second médecin n’eût pas une panne d’auto sur cette place d’Angoulême, n’eût pas à flâner, et j’étais abandonnée pour toujours ! Enfin mon navire partait au complet, mais tout subitement m’en paraissait trop neuf ; il fallait qu’avant le départ trois verres de la cuisine fussent cassés, deux vergues (ah ! qu’un orage souffle vite sur l’Europe !) abattues, qu’un matelot fût amputé d’un doigt, un passager du lobe de l’oreille ; dans ma hâte j’avais raccolé un équipage brillant, mais sans vie, de fantômes, et je les débarquais, les relâchant vers les morsures et les accidents d’ascenseurs, vers la vie qui poinçonne ! Parfois c’était une saison entière qui se soulevait contre moi ; la glace du garde-manger était encore un ruisseau ; le vin de l’équipage était encore raisin… Ou bien, au milieu du voyage, l’oiseau parti du cap Nord que sa vigie devait apercevoir au large de Terre-Neuve, l’algue déportée de Cuba qui devait même toucher sa quille, la tortue de Patagonie qui devait