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Premier Péché

Ce n’est pas possible, pensai-je, il est mal disposé, ce soir, nerveux, et peut-être bien que je l’ennuie…

Et me voilà prête à m’en aller. Mais l’on me retient avec une telle insistance, que je suis de nouveau dans mon fauteuil.

L’atmosphère du salon me pesait, je sentais cette électricité qui précède les orages, et vaguement l’inquiétude me mordait au cœur. Qu’était-ce ?…

Nous causions tranquillement, oui, tranquillement. Monsieur se mit à contredire madame, et madame de répliquer à monsieur ; et la discussion devenant plus animée, l’on me choisit pour arbitre. Jolie situation ! — Je faisais des merveilles de diplomatie pour donner raison à tous deux, mais en dépit de mes nobles efforts, la discussion atteignit le point aigu. Madame, énervée, tamponnait un petit mouchoir de dentelle sur les plus jolis yeux du monde, et monsieur, comme un brave, se sauva, en faisant claquer la porte. Et moi de regarder attentivement le bout de mes bottines.

— En être là, après six mois ! s’écria mon amie.

L’ange avait perdu ses ailes !

***

À une vieille amie, qui connaît les plus petits replis du cœur humain, toute triste, je narrai le vide de ces vies, hier encore si brillantes de promesses. Dans les yeux gris de ma confidente, passaient des lueurs attendries, et songeuse, revoyant d’autres tristesses, elle murmurait : « C’est l’éternelle histoire : on croit de part et d’autre à la perfection, et l’on ne veut pas pardonner la désillusion. On boude son rêve, on pleure son idéal, quand il serait si facile d’aimer la réalité.

« Vois-tu, ils ont tort tous deux de ne pas se comprendre : la jeune femme aime son mari, mais elle oublie qu’elle a de l’esprit, et néglige de le lui prouver ; lui, la croit sotte, et de là résulte un agacement qui se manifeste en paroles acerbes d’un côté, en larmes de l’autre. Ce qu’il regrette chez elle, c’est l’amie fine et joyeuse, l’accueillant par un mot spirituel et aimable qui fait trouver meilleur le baiser. Il manque la confidente qui écouterait ses projets, lui suggérerait des plans, lui trouverait des combinaisons ; il est malheureux de tout cela, et si tu lui laissais entrevoir la cause de ses ennuis, tu en entendrais de belles… Un homme ne souffre jamais d’être guidé, mais il suit parfaitement la direction indiquée par une femme, lorsque cette femme possède la diplomatie délicate qui inspire tout, rien que dans la façon d’approuver. Dans la faiblesse, réside toute la force : pourquoi cette jeune amie ne le comprend-elle pas ? »