Page:Gobineau - Nouvelles asiatiques 1876.djvu/391

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constructions peintes en rouge ou en bleu de ciel n’appartiennent à aucun ordre d’architecture appréciable. Après tout, Trébizonde a cet intérêt d’être le dernier mot et le commencement de l’énigme  : c’est la porte de l’Asie. Au delà s’ouvre l’inconnu ; à ses portes est assise l’Aventure qui monte en croupe derrière le voyageur et s’en va avec lui.

Quand Valerio et Lucie, accompagnés de Zaptyés fournis par le gouverneur, eurent fait quelques lieues sur la route étroite, pavée en gros blocs de pierre, qui, bien que de construction moderne, est pareille à un débris antique, ils se trouvèrent au milieu d’une nature tout idyllique, des prés, des arbres bordant le cours des ruisseaux et des montagnes courant à leur droite. Bientôt la scène s’agrandit, l’idylle devint une épopée, et la chanson que les deux amants sentaient gazouiller dans leurs cœurs, éclata, comme une symphonie dont les accords et les accents remplirent leur être tout entier. C’était un vertige délicieux, qui, avec une égale intensité, les emportait hors d’eux-mêmes. Montés sur des chevaux qui secouaient joyeusement leurs têtes fines, ils marchaient en avant de leur escorte et se sentaient seuls, bien seuls, bien l’un à l’autre. Comme ils vivaient  ! Comme ils s’aimaient ! Et rien ne les empêchait de s’aimer ! Aucun souci ne frôlait de son aile grise ou noire l’épanouissement de leur tendresse et, au sein de la vaste nature, ils étaient aussi libres de s’aban-