Page:Gobineau Essai inegalite races 1884 Vol 1.djvu/106

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cette seule fin d’obtenir un peu. En outre, les préceptes chrétiens sont un grand véhicule social, en ce sens qu’ils adoucissent les mœurs, facilitent les rapports par la charité, condamnent toute violence, forcent d’en appeler à la seule puissance du raisonnement, et réclament ainsi pour l’âme une plénitude d’autorité qui, dans mille applications, tourne au bénéfice bien entendu de la chair. Puis, par la nature toute métaphysique et intellectuelle de ses dogmes, la religion appelle l’esprit à s’élever, tandis que, par la pureté de sa morale, elle tend à le détacher d’une foule de faiblesses et de vices corrosifs, dangereux pour le progrès des intérêts matériels. Contrairement donc aux philosophes du dix-huitième siècle, on est fondé à accorder au christianisme l’épithète de civilisateur : mais il y faut de la mesure, et cette donnée trop amplifiée conduirait à des erreurs profondes.

Le christianisme est civilisateur en tant qu’il rend l’homme plus réfléchi et plus doux ; toutefois il ne l’est qu’indirectement, car cette douceur et ce développement de l’intelligence, il n’a pas pour but de les appliquer aux choses périssables, et partout on le voit se contenter de l’état social où il trouve ses néophytes, quelque imparfait que soit cet état. Pourvu qu’il en puisse élaguer ce qui nuit à la santé de l’âme, le reste ne lui importe en rien. Il laisse les Chinois avec leurs robes, les Esquimaux avec leurs fourrures, les premiers mangeant du riz, les seconds du lard de baleine, absolument comme il les a trouvés, et il n’attache aucune importance à ce qu’ils adoptent un autre genre d’existence. Si l’état de ces gens comporte une amélioration conséquente à lui-même, le christianisme tendra certainement à l’amener ; mais il ne changera pas du tout au tout les habitudes qu’il aura d’abord rencontrées et ne forcera pas le passage d’une civilisation à une autre, car il n’en a adopté aucune ; il se sert de toutes, et est au-dessus de toutes. Les faits et les preuves abondent : je vais en parler ; mais, auparavant, qu’il me soit permis de le confesser, je n’ai jamais compris cette doctrine toute moderne qui consiste à identifier tellement la loi du Christ avec les intérêts de ce monde, qu’on en fasse sortir un prétendu ordre de choses appelé la civilisation chrétienne.