Page:Goethe - Œuvres, trad. Porchat, tome VI.djvu/201

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comédien, continue de jouer son rôle dans la vie ordinaire et soutienne son personnage. C’est pourquoi il était si favorable au pédant, et il trouvait le joueur de harpe très-habile de porter sa fausse barbe, non-seulement le soir sur le théâtre, mais aussi durant tout le jour, et il goûtait fort l’air naturel de ce déguisement. »

Tandis que les autres s’égayaient sur cette erreur et sur les singulières idées du comte, le joueur de harpe prit Wilhelm à part, et le conjura, les larmes aux yeux, de le laisser partir sur l’heure. Wilhelm lui dit de se rassurer, et lui promit qu’il le défendrait contre tout le monde, que nul ne toucherait à un poil de sa barbe, bien moins encore ne l’obligerait de la couper.

Le vieillard était fort ému, et ses yeux brillaient d’un éclat singulier.

«  Ce n’est pas là ce qui me chasse, s’écria-t-il. Depuis longtemps je me fais en secret des reproches de rester auprès de vous. Je devrais ne m’arrêter nulle part ; car le malheur me poursuit, et il frappe ceux qui s’unissent à moi. Craignez tout, si vous ne me laissez partir. Mais ne me faites point de questions : je ne m’appartiens pas ; je ne puis rester.

— À qui donc appartiens-tu ? Qui peut exercer sur toi un pareil pouvoir ?

— Monsieur, laissez-moi mon horrible secret, et souffrez que je vous quitte. La vengeance qui me poursuit n’est pas celle du juge terrestre : je suis dominé par un sort impitoyable ; je ne puis, je ne dois pas rester.

— Non, non, je ne te laisserai pas partir dans l’état où je te vois.

— Je vous trahis, mon bienfaiteur, si je balance. Je suis en sûreté près de vous, mais vous êtes en péril. Vous ne savez pas qui vous gardez à vos côtés. Je suis coupable, mais moins coupable que malheureux. Ma présence met le bonheur en fuite, et une bonne action est impuissante quand je m’y associe. Je devrais être sans cesse errant et fugitif, pour échapper à mon mauvais génie, qui ne me poursuit que lentement, et ne me fait sentir sa présence qu’au moment où je veux reposer ma tête et goûter quelque relâche. Je ne puis mieux vous témoigner ma reconnaissance qu’en m’éloignant de vous.