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350 LES ANNÉES D’APPRENTISSAGE

du siège qu’ils venaient de quitter. J’étais donc moralement et matériellement fort isolée ; je prenais fièrement toutes les gentillesses qu’on me disait, comme un encens qui m’était dû. Parmi les étrangers qui séjournèrent alors dans notre ville, se distinguait surtout un jeune homme, que nous avions surnommé Narcisse. Il s’était fait une bonne réputation dans la carrière diplomatique, et, à la faveur des changements qui avaient lieu dans la nouvelle cour, il espérait un emploi avantageux. Il eut bientôt fait connaissance avec mon père ; son savoir et sa conduite lui ouvrirent l’entrée d’une société particulière d’hommes du plus grand mérite. Mon père faisait de lui beaucoup d’éloges, et sa belle figure aurait produit encore plus d’effet, si toutes ses manières n’avaient pas trahi une sorte de fatuité. Je l’avais vu, j’avais bonne opinion de lui, mais sans avoir jamais eu avec lui de conversation.

Je le rencontrai dans un grand bal ; nous dansâmes ensemble un menuet cela même n’établit pas entre nous une liaison plus particulière. Quand on en vint aux danses animées, que j’avais coutume d’éviter, afin de complaire à mon père, qui craignait pour ma santé, je me retirai dans une pièce voisine, et m’entretins avec mes amies plus âgées, qui s’étaient mises au jeu. Narcisse, qui avait tourné et sauté quelque temps, vint à son tour dans la chambre où je me trouvais, et, après s’être délivré d’un saignement de nez, qui l’avait surpris en dansant, il engagea la conversation avec moi sur divers sujets. Au bout d’une demi-heure, elle fut si intéressante, bien qu’il ne s’y mêlât pas une trace de sentiments tendres, que nous ne voulûmes plus entendre parler de la danse ; et toutes les agaceries qu’on nous adressa ne nous empêchèrent pas de poursuivre l’entretien. Nous pûmes le reprendre le lendemain, et nous évitâmes, avec le même soin, la fatigue du bal.

La connaissance était faite. Narcisse nous rendit, a mes sœurs et à moi, de fréquentes visites. Alors je recommençai à démêler tout ce que je savais, ce que j’avais médité, ce que j’avais senti, et tous lesobjets sur le squels je savais m’exprimer dans la conversation. Mon nouvel ami, qui avait toujours vécu dans la meilleure société, possédait, outre l’histoire et la politique, qui lui étaient familières, de très-vastes connaissances en littérature ;