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416 LES ANNÉES D’APPRENTISSAGE

-Je suis assez puni ! dit Wilhelm ne me rappelez pas d’où je viens et où je vais. On parle beaucoup du théâtre, mais qui n’a pas été sur les planches ne peut s’en faire une idée. On n’imagine pas à quel point ces gens s’ignorent eux-mêmes, comme ils font leur métier sans réflexion, comme leurs prétentions sont sans bornes. Chacun veut être, je ne dis pas le premier, mais l’unique chacun exclurait volontiers tous les autres, et ne voit pas qu’il produit à peine quelque effet avec leur concours chacun se croit une merveilleuse originalité, et ne saurait s’accommoder que de la routine ; avec cela, une inquiétude, un besoin continuel de nouveauté. Avec quelle passion ils agissent les uns contre les autres ! Et c’est le plus misérable amourpropre, le plus étroit égoïsme, qui seuls peuvent les rapprocher. De procédés mutuels, il n’en est pas question ; une éternelle défiance est entretenue par de secrètes perfidies et de scandaleux discours ; qui ne vit pas dans la débauche est un sot. Chacun prétend à l’estime la plus absolue ; chacun est blessé du moindre blâme. Il savait tout cela mieux que personne ! Et pourquoi donc a-t-il fait toujours le contraire ? Toujours nécessiteux et toujours sans confiance, il semble que rien ne les effraye comme la raison et le bon goût, et qu’ils n’aient rien plus à cœur que de maintenir la royale prérogative de leur bon plaisir. Wilhelm reprenait haleine pour continuer sa litanie, quand Jarno l’interrompit par un grand éclat de rire.

« Ces pauvres comédiens ! s’écria-t-il, et il se jeta dans un fauteuil et riait encore. Ces honnêtes comédiens ! Mais savezvous, mon ami, poursuivit-il, quand il se fut un peu calmé, que vous avez décrit, non pas le théâtre, mais le monde, et que je m’engage à vous trouver, dans toutes les conditions, assez de personnages et d’actions qui méritent vos terribles coups de pinceau ? Pardon, vous me faites rire, de croire ces belles qualités reléguées sur les planches.

Wilhelm se mordit ies lèvres ; car le rire immodéré et intempestif de Jarno l’avait blessé, et, reprenant la parole « Vous trahissez, dit-il, votre misanthropie, quand vous affirmez que ces vices sont universels.

Et vous montrez votre ignorance du monde, quand vous imputez si hautement ces phénomènes au théâtre. Véritabic