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DE WILHELM MEISTER. 557

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peine jeter les yeux sur elle. Elle le salua d’un air gracieux et ne put dissimuler, sous quelques mots de politesse, son émotion et ses sentiments. Le marquis s’était retiré de bonne heure, et la société n’était pas encore disposée à se séparer l’abbé tira un cahier de sa poche.

s Je me suis hâté, dit-il, de recueillir cette histoire étrange, telle que le marquis me l’a racontée. S’il est une occasion où l’on ne doive épargner ni son papier ni son encre, c’est quand il s’agit d’écrire en détail des événements remarquables.

On mit la comtesse au fait des circonstances, et l’abbé lut le récit suivant, dans lequel il faisait parler ]e marquis J’ai beaucoup vu le monde, et cependant mon père est encore, à mes yeux, l’homme le plus extraordinaire que j’aie jamais connu. Son caractère était noble et droit, ses idées larges et, je puis dire, grandes ; il était sévère envers lui-même ; on trouvait dans tous ses plans une suite irréprochable, dans tous ses actes une mesure constante. C’est pourquoi, autant on se trouvait bien de vivre et de traiter avec lui, autant, par ses qualités mêmes, lui était-il difficile de s’accommoder au monde, parce qu’il exigeait de l’État, de ses voisins, de ses enfants et de ses domestiques, l’observation de toutes les lois qu’il s’était imposées à lui-même. Il exagérait, par sa sévérité, ses exigences les plus modérées, et il ne jouissait jamais de rien, parce que rien n’arrivait comme il se l’était représenté. Dans le temps même où il bâtissait un palais, où il plantait un jardin, où il faisait l’acquisition d’un grand domaine dans la position la plus belle, je l’ai vu profondément et amèrement convaincu que le destin l’avait condamné à la gêne et aux privations. Dans son extérieur, il observait la plus grande dignité ; lorsqu’il plaisantait, c’était toujours de manière à montrer la supériorité de son esprit ; le blâme lui était insupportable, et je ne l’ai vu qu’une fois dans ma vie tout à fait hors de lui-même, un jour qu’il entendit parler d’un de ses établissements comme d’une chose ridicule. C’est dans cet esprit qu’il avait disposé de ses enfants et de sa fortune. Mon frère aîné fut élevé en homme qui avait à espérer de grands biens. J’étais destiné à l’Église, et mon plus jeune frère devait être soldat. J’étais vif, ardent, actif et prompt, habile à tous les exercices du corps ; mon jeune frère paraissait plus disposé à