Page:Goethe - Œuvres, trad. Porchat, tome VIII.djvu/207

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entrepris d’exposer il y a bien longtemps sans avoir pu l’achever. Comme elle me fut trop tôt ravie, cette mystérieuse et chère créature, je sentis vivement le besoin de me rendre ses qualités présentes. Ainsi naquit chez moi l’idée d’un ensemble poétique, dans lequel il m’aurait été possible de développer son caractère : mais la seule forme convenable était celle des romans de Richardson ; des détails exacts, des particularités sans nombre, dont chacune porte d’une manière vivante le caractère de l’ensemble, et qui, jaillissant d’une merveilleuse profondeur, en donnent la mystérieuse idée ; ces moyens auraient pu seuls réussir en quelque mesure à révéler cette remarquable individualité : car on ne peut concevoir la source que lorsqu’elle coule. Mais je fus détourné de cette belle et pieuse entreprise, comme de bien d’autres, par le tumulte du monde, et maintenant tout ce que je puis faire encore est d’évoquer pour un moment, -comme à l’aide d’un miroir magique, l’ombre de cet esprit bienheureux.

Elle était grande, bien faite et d’une taille élégante ; elle avait dans ses manières une dignité naturelle, mêlée d’une agréable douceur. Les traits de son visage n’étaient ni remarquables ni beaux, et annonçaient une nature qui n’était pas, qui ne pouvait pas être d’accord avec elle-même ; ses yeux n’étaient pas les plus beaux que j’aie jamais vus, mais les plus profonds et faits pour exciter la plus mystérieuse attente ; et, lorsqu’ils exprimaient l’affection, l’amour, ils avaient un éclat sans égal. Et pourtant cette expression n’était proprement pas celle de la tendresse qui vient du cœur, et qui amène avec elle la langueur et le désir : cette expression venait de l’âme, elle était pleine et riche, et semblait ne vouloir que donner, sans éprouver le besoin de recevoir.

Mais ce qui défigurait tout à fait son visage, au point qu’elle pouvait quelquefois sembler vraiment laide, c’était la mode du temps, qui, non-seulement découvrait le front, mais, par hasard ou à dessein, faisait tout pour l’agrandir ou le faire paraître plus grand. Et comme elle avait le front de femme le mieux modelé et de la plus belle courbure, des sourcils noirs très-marqués et les yeux à fleur de tète, il en résultait un contraste, qui, au premier moment, s’il ne repoussait point, du