Page:Goethe - Œuvres, trad. Porchat, tome VIII.djvu/509

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dégoût de la vie. Non-seulement les Nuits d’Young, où ce thème est essentiellement développé, mais aussi les autres poésies contemplatives nous égarent insensiblement dans ce triste champ, où est proposé à l’esprit un problème qu’il ne suffit pas à résoudre, car la religion elle-même, quelle que soit celle qu’il pourra se construire, le laisse sans secours. On pourrait réunir des volumes entiers, qui serviraient de commentaires à ce texte terrible :

« Le vieil âge et l’expérience, la main dans la main, le mènent à la mort, et lui font comprendre, après une recherche si douloureuse et si longue, que toute sa vie il a été dans l’erreur. »

Ce qui achève de rendre misanthropes les poêles anglais, et ce qui répand dans leurs écrits le pénible sentiment du dégoût de toutes choses, c’est que les nombreuses dissidences de leur vie publique les contraignent, les uns et les autres, de vouer, sinon toute leur vie, du moins la part la meilleure, à toi ou lui parti. Comme un écrivain ainsi placé ne peut ni louer ni prôner les amis auxquels il est dévoué, la cause qu’il a embrassée, parce qu’il ne ferait qu’exciter la haine et l’envie, il exerce son talent à dire des adversaires tout te mal possible, à aiguiser, à empoisonner même, autant qu’il peut, les traits de la satire. Que cela se fasse de part et d’autre, et le monde intermédiaire est détruit et anéanti, en sorte que, chez une grande nation, active, intelligente, on ne peut, avec la plus extrême indulgence, découvrir que sottise et folie. Leurs poésies tendres s’occupent elles-mêmes de tristes objets. Ici meurt une jeune fille abandonnée, là se noie un amant fidèle, ou bien, tandis qu’il nage précipitamment, il est dévoré par un requin avant d’atteindre sa bien-aimée ; et, lorsqu’un porte comme Gray s’établit dans un cimetière de village, et rechante ces mélodies connues, il peut être assuré de rassembler en foule autour de lui les amis de la mélancolie. Il faut que l’Allegro de Millon commence par exorciser le chagrin en vers énergiques, avant de pouvoir arriver à une gaieté très-modérée, et le joyeux Goldsmith lui-même se perd dans des sentiments élégiaques, quand son Village abandonné nous retrace, avec autant de grâce que de tristesse, un paradis perdu, que son Voyageur recherche sur toute la terre. Je ne doute pas qu’on ne puisse me citer aussi et m’opposer des œuvres gaies, des poésies sereines ; mais la plupart et les meilleures appartiennent certainement y l’époque antérieure, et les plus récentes qu’on pourrait ranger dans le nombre inclinent également vers la satire : elles sont amères et surtout elles rabaissent les femmes.

Enfin ces poëmes, que je viens de rappeler en termes généraux, ces poèmes sérieux, qui sapaient la base de la nature humaine, étaient nos auteurs favoris, préférés entre tous les autres ; l’un, selon son caractère, recherchait la tristesse légère, élégiaque, l’autre, le désespoir accablant, qui rejette tout salut. Chose étrange ! notre père et maître Shakspeare. qui sait répandre une si pure allégresse, fortifiait lui-même cette hypocondrie. Hamlet et ses monologues demeuraient comme des fantômes qui ne cessaient d’apparaître à toutes les jeunes imaginations. Chacun savait par cœur les principaux endroits et se plaisait à les réciter ; et chacun croyait devoir être mélancolique comme le prince de Danemark, sans