Page:Goethe - Œuvres, trad. Porchat, tome VIII.djvu/529

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tour. Il avait commandé à un peintre de Francfort, assez habile, les profils de plusieurs hommes connus. L’expéditeur se permit la plaisanterie de lui envoyer d’abord le portrait de Bahrdt comme étant le mien, ce qui lui attira une lettre fort gaie mais fulminante, où Lavater protestait et déclarait que ce portrait n’était pas le mien, ajoutant tout ce qu’il pouvait avoir à dire en cette occasion pour confirmer la science physiognomonique. Il accepta mieux le véritable, qui lui fut ensuite envoyé ; mais, cette fois encore, se produisit le désaccord dans lequel il se trouvait soit avec les peintres soit avec les originaux. Pour lui, le travail des premiers n’était jamais vrai et fidèle ; les autres, avec toutes les qualités qu’ils pouvaient avoir, restaient toujours trop au-dessous de l’idée qu’il avait conçue des hommes et de l’humanité, pour qu’il ne fût pas, en quelque mesure, choqué des particularités qui font de l’individu une personne.

L’idée de l’humanité qui s’était développée en lui, et d’après sa propre humanité, était si étroitement unie avec l’idée du Christ, qu’il portait en lui vivante, qu’il ne comprenait pas qu’un homme pût vivre et respirer sans être chrétien. Mes relations avec la religion chrétienne étaient tout entières d’intelligence et de sentiment, et je n’avais pas la moindre idée de cette parenté physique à laquelle Lavater inclinait. Je trouvai donc fâcheuse la vive importunité avec laquelle cet homme, plein d’esprit et de cœur, me poursuivait, ainsi que Mendelssohn et d’autres, et soutenait qu’on devait être chrétien avec lui, chrétien à sa manière, ou qu’on devait l’attirer à soi, qu’on devait le convaincre aussi de la vérité dans laquelle on trouvait son repos. Cette prétention, si directement opposée à l’esprit, libéral du monde, auquel j’adhérais par degrés, ne produisit pas sur moi le meilleur effet. Toutes les tentatives de conversion, quand elles échouent, roidissent et endurcissent celui qu’on a choisi pour prosélyte, et telles furent surtout mes dispositions, quand Lavater finit par me présenter ce dilemme rigoureux : « Ou chrétien ou alliée. » Sur quoi je déclarai que, s’il ne voulait pas me laisser mon christianisme tel que je l’avais nourri jusqu’alors, je pourrais bien me décider pour l’athéisme, d’autant plus que personne ne me semblait savoir exactement ce qu’étaient l’une et l’autre croyance.

Cette correspondance, si vive qu’elle fût, ne troubla point notre bonne harmonie. Lavater avait une patience, une obstination, une persévérance incroyables, il avait foi en sa doctrine, et, fermement décidée répandre sa conviction dans le monde, il se résignait à accomplir, à l’aide du temps et de la douceur, ce que les moyens énergiques ne pouvaient opérer. Il était du petit nombre de ces hommes heureux dont la vocation extérieure s’accorde parfaitement avec la vocation intérieure, et dont la première culture, constamment liée avec le progrès ultérieur, développe les facultés d’une manière conforme à la nature. Né avec les inclinations morales les plus délicates, il se destina à l’état ecclésiastique ; il reçut l’instruction nécessaire et montra beaucoup de dispositions, sans incliner toutefois vers ce qu’on appelle proprement les études savantes. C’est que Lavater, qui était pourtant de beaucoup notre aîné, avait aussi été subjugué par l’esprit du temps, l’esprit de la liberté et de la nature, qui murmurait d’un ton flatteur à l’oreille de chacun que, sans tant de se-