Page:Goethe - Œuvres, trad. Porchat, tome VIII.djvu/558

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occasion qui eût un certain caractère, j’étais prêt et dispos. En réfléchissant sur ce don naturel et en reconnaissant qu’il m’appartenait en propre, qu’aucune circonstance extérieure ne pouvait ni le favoriser ni le contrarier, j’aimais à me le représenter comme la base de toute mon existence. Cette idée se transforma en image ; je fus frappé de l’antique figure mythologique de Prométhée, qui, séparé des dieux, peuplait un monde du fond de son atelier. Je sentais fort bien que, pour produire quelque chose de marquant, il faut s’isoler. Mes ouvrages, qui avaient été si favorablement accueillis, étaient enfants de la solitude ; et, depuis que j’avais avec le monde des relations plus étendues, je ne manquais ni de force d’invention ni de verve, mais l’exécution chômait, parce que je n’avais proprement de style ni en prose ni en vers, et qu’à chaque nouveau travail, selon la nature du sujet, il me fallait encore essayer et tâtonner tout de nouveau. Et comme en cela je devais refuser, je devais exclure le secours des hommes, je me séparai même des dieux, à la manière de Prométhée, chose d’autant plus naturelle, que, dans mon caractère et avec les habitudes de mon esprit, une idée absorbait et repoussait toujours les autres.

La fable de Prométhée devint en moi vivante ; je coupai à ma taille la robe antique du Titan, et, sans autres méditations, je commençai à écrire une pièce, dans laquelle est représenté le mécontentement que Prométhée provoque chez Jupiter et les autres dieux en formant des hommes de sa propre main, en les animant par la faveur de Minerve et en fondant une troisième dynastie. Et véritablement les dieux qui régnaient alors avaient tout sujet de se plaindre, parce qu’on pouvait les considérer comme des intrus, injustement établis entre les Titans et les hommes. À cette composition bizarre appartient, comme monologue, ce morceau lyrique qui a marqué dans la littérature allemande, parce qu’il amena Lessing à se déclarer contre Jacobi sur des points importants de la pensée et du sentiment. Ce fut la première étincelle d’une explosion qui découvrit et livra au public les plus secrètes relations d’hommes respectables, relations qui sommeillaient en eux à leur insu, dans une société d’ailleurs extrêmement éclairée. La rupture fut si vio-