Page:Goethe - Œuvres, trad. Porchat, tome VIII.djvu/576

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nos lèvres. Or, l’habitude est une chose étrange : peu à peu nous trouvâmes cette liaison toute naturelle ; cette jeune personne me devenait de jour en jour plus chère, et sa conduite avec moi témoignait une noble et tranquille confiance, en sorte que, si, d’aventure, un prêtre se fût trouvé là, sans beaucoup hésiter, nous nous serions laissé marier sur-le-champ.

Dans chacune de nos réunions, nous devions lire quelque chose de nouveau : j’apportai donc un soir, comme une nouveauté toute fraîche, le mémoire de Beaumarchais contre Clavijo, en original. Il eut beaucoup de succès. On ne manqua pas de faire les observations qu’il provoque, et, après qu’on eut beaucoup discouru en sens divers, ma chère moitié me dit : « Si j’étais ton amante et non pas la femme, je t’engagerais à transformer ce mémoire en drame : il me semble fait tout exprès. — Afin que tu voies, ma chère, lui répondis-je, que l’amante et la femme peuvent être réunies dans la même personne, je promets de vous lire dans huit jours le sujet de cette brochure sous forme de pièce de théâtre, comme je vous ai lu ces pages. » On s’étonna d’une promesse si hardie, et je ne tardai pas à la remplir : car ce qu’on appelle ici invention était chez moi instantané ; et aussitôt, comme je reconduisais chez elle mon épouse titulaire, je devins muet. Elle m’en demanda la raison. « Je médite déjà la pièce, lui répondis-je, et je suis tout au milieu. Je désire te montrer qu’il m’est doux de faire quelque chose pour l’amour de toi. » Elle me serra la main, et comme je lui répondis par un ardent baiser : « Ne sors pas de ton rôle, me dit-elle ; les gens assurent que la tendresse ne convient point aux époux. — Laissons-les dire, lui répliquai-je, et faisonscomme il nous plaira. »

Avant que je fusse rentré chez moi, en faisant, il est vrai, un grand détour, la conception de la pièce était déjà assez avancée. Cependant, pour que ceci ne semble pas une trop grosse vanterie, j’avouerai que, dès la première et la seconde lecture, le sujet m’avait paru dramatique et même théâtral, mais, sans cette provocation, la pièce serait restée, comme bien d’autres, parmi les productions possibles. On sait comment j’ai traité le sujet. Fatigué des scélérats qui, par vengeance, par haine ou par de petits motifs, s’oppo’sent à une noble nature et la poussent à sa perte, j’ai voulu, dans Carlos, faire agir le pur esprit