Page:Goethe - Œuvres, trad. Porchat, tome VIII.djvu/594

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reprocher, dans le cours de sa vie, la légèreté, si dangereuse pour les hommes pieux, et, par malheur, aussi la vanité et la présomption. Dans ces moments, il était comme anéanti, et nous avions beau chercher des explications, nous finissions par arriver au résultat où la raison est forcée d’aboutir, c’est que les décrets de Dieu sont impénétrables.

J’aurais plus souffert encore dans ma joyeuse tendance au progrès, si je n’avais pas soumis, selon mon habitude constante, ces dispositions de l’âme à un sérieux et bienveillant examen. Mais, ce qui m’affligeait, c’était de voir ma bonne mère si mal récompensée de ses fatigues et de ses soins hospitaliers : cependant, avec son âme égale, incessamment active, elle n’en fut pas affectée. C’était mon père que je plaignais le plus. Il avait décemment élargi en ma faveur un intérieur rigoureusement fermé, et, à table surtout, où la présence de personnes étrangères attirait aussi nos amis de l’endroit et d’autres voyageurs en passage, il prenait grand plaisir à une conversation gaie et même paradoxale, dans laquelle, par les mille ressources de ma dialectique, je provoquais sa gaieté et son bienveillant sourire, car j’avais la malicieuse habitude de tout contester, en n’insistant toutefois que jusqu’au point nécessaire pour rendre, en tout cas, ridicule celui qui avait raison. Mais c’est à quoi il ne fallut pas du tout penser durant les dernières semaines ; les plus heureux événements, la joie causée par le bon succès de cures secondaires de notre ami, si malheureux par la cure principale, ne purent faire impression, bien moins encore donner le change à sa tristesse.

Et pourtant nous fûmes égayés entre autres par un vieux juif d’Isenbourg, aveugle, mendiant, qui, amené à Francfort dans la plus profonde misère, ayant à peine un abri, à peine une chétive nourriture et les soins nécessaires, fut si bien soutenu par sa coriace nature orientale, qu’il se vit, avec des transports de joie, parfaitement guéri et sans la moindre incommodité. Quand on lui demanda s’il avait trouvé l’opération douloureuse, il répondit, avec sa manière hyperbolique : « Quand j’aurais un million d’yeux, je les laisserais tous opérer pour un demi-teston. » À son départ, il se comporta dans la Fahrgasse d’une manière tout aussi excentrique ; il remerciait Dieu avec