Page:Goethe - Œuvres, trad. Porchat, tome VIII.djvu/613

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aurions blâmé les projets. Sous tous ces rapports, l’époque nous offrait une riche matière. Frédéric II, appuyé sur sa force, semblait toujours l’arbitre de l’Europe et du monde. Catherine, femme de génie, qui s’était jugée elle-même digne du trône, donnait à des hommes habiles, comblés de sa faveur, une grande latitude pour étendre de plus en plus la puissance de leur souveraine, et comme c’était aux dépens des Turcs, auxquels nous avons coutume de rendre largement le mépris qu’ils nous témoignent, il semblait qu’on n’eût pas sacrifié des hommes, quand ces infidèles tombaient par milliers. L’incendie de leur flotte dans le port de Tschesmé causa une allégresse universelle dans le monde civilisé, et chacun s’associa à l’ivresse du vainqueur, lorsque, voulant conserver une image véritable de ce grand événement, on fit sauter en l’air un vaisseau de guerre dans la rade de Livourne, pour offrir un objet d’étude à l’artiste. Peu de temps après un jeune monarque du Nord s’empare aussi, par un coup d’autorité, du gouvernement. L’aristocratie, qu’il opprime, n’avait pas la faveur publique, attendu que, par sa nature, elle agit en silence, et n’est jamais plus en sûreté que lorsqu’elle fait peu parler d’elle ; et, dans cette circonstance, on attendait merveille du jeune roi, parce que, pour faire contre-poids à la classe supérieure, il dut favoriser et s’attacher l’autre. Mais le monde s’émut plus vivement encore, quand tout un peuple fit mine de s’affranchir. Déjà auparavant on avait assisté avec plaisir à un pareil spectacle sur un petit théâtre ; longtemps la Corse avait fixé tous les regards. Lorsque Paoli, hors d’état de poursuivre sa patriotique entreprise, traversa l’Allemagne pour se rendre en Angleterre, il attira tous les cœurs. C’était un bel homme, blond, svelte, plein de grâce et d’affabilité. Je le vis dans la famille Bethmann, où il passa quelques jours, accueillant avec une gracieuse obligeance les curieux qui se pressaient autour de lui. Maintenant, des scènes pareilles allaient se répéter dans un monde lointain ; on faisait mille vœux pour les Américains, et les noms de Franklin et de Washington commençaient à resplendir sur l’horizon politique et guerrier. On avait beaucoup fait pour le soulagement de l’humanité, et lorsqu’un nouveau roi de France, qui voulait le bien, montra la meilleure intention de limiter lui-même son autorité, pour abolir les nombreux abus et arriver aux plus nobles résultats, introduire une administration régulière et satisfaisante, se dépouiller de tout pouvoir arbitraire, et ne régner que par l’ordre et la justice, la plus riante espérance se répandit dans le monde entier, et la confiante jeunesse crut pouvoir se promettre à elle-même, promettre à tous ses contemporains, un beau, un magnifique avenir. Cependant tous ces événements n’excitaient mes sympathies qu’autant qu’ils intéressaient l’humanité. Dans notre cercle étroit, on ne s’occupait ni de gazettes, ni de nouvelles ; notre affaire était d’apprendre à connaître l’homme : quant aux hommes en général, nous les liassions volontiers en faire à leur tête.

L’état tranquille de la patrie allemande, auquel ma ville natale se voyait aussi associée depuis plus décent ans, s’était maintenu parfaitement dans sa forme, malgré tant de guerres et de commotions. Un certain bien-être était favorisé par la hiérarchie, si diverse, qui, de la classe