Page:Goethe - Œuvres, trad. Porchat, tome VIII.djvu/623

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honorer comme patron saint Lycurgue de Thrace : il entreprit avec vigueur ce pieux ouvrage : mais, ébloui et perdu par l’enivrant dèrnon Bacchus, il mérite d’être placé au premier rang des martyrs. Le pampre est le père de tous les tyrans, il est à la fois hypocrite, flatteur et violent. Les premières gorgées de son sang vous charment, mais une goutte attire l’autre irrésistiblement ; elles se suivent comme un tour de perles que l’on craint de rompre. »

Si je pouvais être soupçonné d’intercaler ici, comme ont fait les meilleurs historiens, un discours fictif au lieu de notre conversation, j’ose exprimer le vœu qu’un sténographe eût recueilli et nous eût transmis cette oraison : on en trouverait les idées exactement les mêmes, et le flot du discours plus agréable peut-être et plus engageant. En général, il manque à mon récit l’abondante faconde et l’effusion d’une jeunesse qui se sent et qui ne sait pas ce qu’elle fera de sa force et de sa richesse.

L’habitant d’une ville telle que Francfort se trouve dans une situation singulière : des étrangers, qui se croisent sans cesse, attirent l’attention sur toutes les contrées du globe et réveillent le goût des voyages. Plus d’une occasion m’avait déjà ébranlé, et, maintenant qu’il s’agissait d’essayer si je pourrais me passer de Lili ; qu’une pénible inquiétude me rendait incapable de tout travail fixe, la proposition des Stolberg, de les accompagner en Suisse, arriva très à propos. Encouragé par mon père, qui voyait très-volontiers un voyage dans cette direction, et me recommandait, quelles que fussent les circonstances, de passer en Italie, j’eus bientôt pris ma résolution, et mes préparatifs ne furent pas longs. Je me séparai de Lili, en faisant quelque allusion à mon dessein, et non pas des adieux ; elle était si vivante dans mon cœur, que je ne croyais nullement m’éloigner d’elle.

En quelques heures, je fus transporté à Darmstadt avec mes joyeux compagnons. À la cour, on dut encore se comporter convenablement ; là, ce fut proprement le comte de Haugwitz qui se chargea de nous conduire. Il était le plus jeune, bien fait de sa personne, avec un air noble et délicat, des traits doux et gracieux, toujours égal à lui-même, sympathique, mais avec une telle mesure, qu’auprès des autres il tranchait comme