Page:Goethe - Œuvres, trad. Porchat, tome VIII.djvu/646

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façon, qu’ils entrent dans une nature étrangère et même entièrement libre. On pouvait d’autant plus se le figurer dans ce temps-là, que la police ne demandait point les passe-ports, qu’on n’avait point de péages à payer, et qu’aucun autre obstacle pareil ne rappelait à chaque instant qu’on est encore plus mal et plus gêné dehors que chez soi. Qu’on se représente ensuite la tendance absolue de nos amis vers une liberté naturelle réalisée, et l’on excusera de jeunes esprits qui regardaient la Suisse comme le véritable théâtre où ils pourraient mettre en idylle la vive nature de leur âge. Les tendres poèmes de Gessner et ses délicieuses gravures les y autorisaient pleinement. En réalité, le bain dans une eau libre semble une expression infiniment agréable de ces manifestations poétiques. Dans le cours du voyage, ces exercices naturels avaient déjà paru s’accorder mal avec les mœurs modernes, et l’on s’en était abstenu jusqu’à un certain point. Mais, en Suisse, à l’aspect de ces fraîches eaux ruisselantes, courantes, bondissantes, qui se rassemblaient dans la plaine et peu à peu s’étendaient en lacs, la tentation devint irrésistible. J’avouerai que moi-même je me joignis à mes compagnons pour me baigner dans le lac limpide, assez loin, semblait-il, de tous les regards humains. Mais les corps brillent à une grande distance, et quiconque les avait aperçus en prenait de la mauvaise humeur.

Ces bons et candides jeunes gens, qui ne trouvaient rien de choquant à se voir demi-nus comme de poétiques bergers, ou tout nus comme des divinités païennes, furent avertis par des amis de renoncer à ces amusements. On leur fit comprendre qu’ils ne vivaient pas au sein de la nature primitive, mais dans un pays qui avait jugé utile et bonde s’attacher aux institutions et aux mœurs anciennes, dérivées du moyen âge. Ils n’étaient pas éloignés de se laisser convaincre, surtout puisqu’on leur parlait du moyen âge, qui leur semblait vénérable comme une seconde nature. Ils quittèrent donc les rives du lac, trop fréquentées, et ils trouvèrent dans leurs promenades à travers les montagnes des eaux si claires, si fraîches, si murmurantes, qu’au milieu de juillet, il leur parut impossible de se refuser un pareil soulagement. Leurs courses vagabondes les avaient conduits dans la sombre vallée où la Sihl précipite son cours der-