Page:Goethe - Œuvres, trad. Porchat, tome VIII.djvu/82

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Les diverses affaires qui étaient réglées à l’audience du lieutenant royal avaient un attrait tout particulier, parce qu’il se faisait un singulier plaisir de donner à ses décisions un tour spirituel, ingénieux et gai. Ce qu’il ordonnait était d’une rigoureuse justice ; la manière de l’exprimer était originale et piquante. Il semblait avoir pris pour modèle le duc d’Ossuna. Il se passait à peine un jour sans que l’interprète vînt conter à la mère et aux enfants quelque anecdote amusante. Ce joyeux ami avait fait un petit recueil de ces jugements de Salomon, mais je n’en ai conservé que l’impression générale, et je n’en retrouve dans mon souvenir aucun trait particulier.

Nous apprîmes peu à peu à mieux connaître l’étrange caractère du comte. Il avait lui-même le sentiment le plus net de ses singularités ; et, comme en certains temps une espèce d’irritation, d’hypocondrie, enfin je ne sais quel mauvais génie, s’emparait de lui, il se retirait dans sa chambre pendant ces heures, qui devenaient quelquefois des jours ; il ne voyait personne que son valet de chambre, et l’on ne pouvait, même en des cas pressants, le déterminer à donner audience. Mais, aussitôt qu’il était délivré du mauvais esprit, on voyait reparaître sa sérénité, sa douceur et son activité. Son valet de chambre, Saint-Jean, petit homme sec, joyeux et débonnaire, nous faisait entendre que, dans sa jeunesse, le comte, dominé par une disposition pareille, avait causé un grand malheur, et qu’il veillait sérieusement à se préserver de semblables égarements dans sa position éminente, exposée aux regards de tout le monde.

Dès les premiers jours de son arrivée, le comte fit appeler auprès de lui tous les peintres de Francfort, comme Hirt, Schutz, Trautmann, Nothnagel, Junker. Ils produisirent leurs ouvrages, et le comte acheta ce qui était à vendre. Ma jolie et claire mansarde lui fut cédée, et sur-le-champ elle fut transformée en cabinet et en atelier. Car il avait résolu d’occuper longtemps tous ces artistes, et, avant tout, Seekatz, de Darmstadt, dont le pinceau lui plaisait infiniment, surtout dans les scènes de nature et d’innocence. Il se fit donc envoyer de Grasse, où son frère aîné possédait une belle maison, les mesures de toutes les chambres et de tous les cabinets ; ensuite, ayant examiné avec les artistes les compartiments des murailles, il dé-