Page:Gogol - Les Âmes mortes, tome 1, trad Charrière, 1859.djvu/107

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

chandise : dites-moi, depuis quelques années, il vous est mort des paysans ?

— Oh ! père, figurez-vous, dix-huit, dit la vieille en soupirant, et quelles gens ! tous artisans, tous excellents travailleurs. Il est bien vrai que depuis eux il y a eu des naissances, mais le beau profit ! du nourrain !… et allez parler de cela au zacédâtel, il vous répond qu’on paye l’impôt selon le nombre d’âmes, et que c’est le recensement qui en fait foi. Il est mort du monde, que je dis… « Bah, bah, bah ! fait-il, nous avons, nous, des registres de vivants. » La semaine dernière, mon forgeron a brûlé ; forgeron maréchal ferrant, serrurier assez bon… songez donc, un homme d’or.

— Vous avez eu un incendie ?

— Un incendie ! où çà ? Dieu préserve, c’eût été cent fois pis ; non, le forgeron a brûlé comme cela tout seul ; le feu s’est mis dans son corps ; il buvait trop ; de toute sa peau il sortait de petites flammes bleues, tant il y a que le corps s’est séché, calciné, bruni, noirci comme le charbon. Et quand je pense quel forgeron ! À présent je n’ai pas un équipage en état, et mes chevaux sont déferrés. Je suis clouée ici.

— Nous sommes tous dans les mains de Dieu, mère, dit Tchitchikof en hochant la tête ; contre la sagesse divine il n’y a même pas un mot à prononcer sans péché… Eh bien, cédez-les-moi, Nastassia Pétrovna.

— Céder qui ? céder quoi ?

— Eh ! ceux qui ne sont plus ; vos dix-huit morts.

— Que je vous cède des morts ?

— Oui, faites-m’en tout bonnement cadeau.

— Faire cadeau de mes morts… ?

— Cadeau si vous voulez : car, au fait, si vous aimez mieux me les vendre, bon ! je vous en donnerai quelque chose.

— Vous me donnerez de l’argent pour… de quoi ?… çà, vrai, je n’y suis plus. Est-ce que tu as une idée de venir déterrer nos morts, quoi donc ? »

Tchitchikof reconnut que la vieille, faute de voir le che-