Page:Gogol - Les Âmes mortes, tome 1, trad Charrière, 1859.djvu/109

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embarras et perte pour moi justement en cela qu’ils sont morts, bien morts, ça c’est vrai… Mais après cela, on ne vend…

— Aïe, aïe ! elle va recommencer. A-t-elle la tête dure ! pensa Tchitchikof. Écoutez, mère, vous devez être plus raisonnable et voir les choses comme elles sont. Songez donc seulement que vous vous ruinez ; vous payez pour le mort comme pour le vivant… est-ce ça ?

— Oh ! père, ne m’en parle pas ! il y a à peine trois semaines j’ai versé plus de cent cinquante roubles[1]. Et, entre nous, j’ai encore graissé la patte à M. le zacédâtel…

— Eh bien, vous voyez, mère. Et maintenant prenez en considération que vous n’aurez plus besoin pour cette affaire-ci de graisser la patte au magistrat ; désormais, pour ces dix-huit âmes c’est moi qui réponds et qui paye ; c’est moi et non plus vous, qu’on le sache bien, qui ai charge et devoir d’acquitter la capitation et tous les menus frais concernant des gens qui ne vous servent plus, puisqu’ils sont morts ; et je veux, moi, aller plus loin en votre faveur : je payerai, moi et moi seul, de mes propres deniers, tous les frais d’inscription et de timbre et de taxe de l’acte de donation ou de cession, de vente, comme on voudra l’appeler. Vous m’avez compris, n’est-ce pas ? »

La vieille dame devint très-pensive ; elle voyait que l’affaire offrait une apparence d’avantage réel pour elle ; mais ce genre d’affaire n’en était pas moins nouveau et inconnu ; elle commença à craindre sérieusement que ce trafiquant non de morts frais, comme les croque-morts des villes, mais de défunts enterrés depuis longtemps, en greffant ses fictions d’acquêts sur les fictions du fisc, ne trouvât dans tout cela un point pour la tromper et mettre le diable en tiers dans la transaction. Ce monsieur l’acquéreur tombant chez elle Dieu sait d’où, comme s’il fût vraiment sorti de l’affreux ouragan de la nuit… c’était suspect.

« Eh bien donc, maman, voyons, tôpe, et dare dare finissons-en, » reprit Tchitchikof.

  1. Plus de 160 francs. C’est aussi le zacédâtel qui perçoit l’impôt de la capitation, et qui en délivre les quittances.