Page:Gogol - Les Âmes mortes, tome 1, trad Charrière, 1859.djvu/112

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pas une œuvre de ce bas monde ; vous n’avez eu à vous donner aucun soin, à prendre aucune mesure ; il n’a fallu que la volonté de Dieu pour que ces âmes, au grand détriment de votre économie, fussent en état de passer à un autre maître. Avec votre miel vous avez fait douze roubles, juste récompense de votre travail et de vos fatigues, tandis qu’ici vous recevez de l’argent, mère, en payement de rien, de moins que rien, et non pas douze, mais bien quinze roubles, et cela, non pas en monnaie d’argent, mais en trois belles assignations bleues presque neuves. »

Après un tel mouvement d’éloquence, Tchitchikof, pour la deuxième fois, fut, dans l’intimité de son amour-propre, persuadé que la vieille dame allait certainement se rendre ; elle répondit :

« En vérité, une pauvre veuve inexpérimentée en affaires est agitée de toutes sortes de craintes ; le mieux c’est de prendre un peu de temps ; il viendra bien ici quelques marchands ; je verrai, je comparerai leurs offres à la tienne ; peut-être ils donneront plus.

— Fi ! fi ! mère, c’est une honte ! vous ne songez pas à ce que vous dites. Les marchands !… Quel est donc le marchand qui vous les achètera ? et quel usage en ferait-il ?

— Eh ! peut-être bien que… dans le ménage… quelquefois il en faut… pour… »

La vieille n’acheva pas sa phrase ; elle resta la bouche ouverte et regarda Tchitchikof avec anxiété, désirant savoir ce qu’il pourrait dire là-dessus.

« Des morts dans le ménage ? Allons, vous nous la donnez belle ! Est-ce que vous les emploieriez, vous, pour effrayer les moineaux la nuit dans votre potager ?

— Ouf ! le ciel me soit en aide ! ah ! quelles horreurs tu nous débites là ! des morts la nuit chez moi ! marmotta la vieille en se signant à trois reprises.

— C’est vous qui avez dit qu’il en faut dans le ménage. Dans tous les cas, tombes, ossements, beau gazon par-dessus, tout cela vous reste intact ; moi je ne veux qu’un acte, un papier. Eh bien, quoi ? Voyons, allons, répondez donc. »