Page:Gogol - Les Âmes mortes, tome 1, trad Charrière, 1859.djvu/140

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de plus en plus distancée à chaque minute, la petite calèche de Nozdref, tirée par des rosses qui n’avaient plus que la peau sur les os. Là était Porphiri avec le mâtineau.

Comme le dialogue qui avait lieu entre nos voyageurs offrirait, nous le sentons, un assez médiocre intérêt à nos lecteurs, nous aimons mieux mettre le temps à profit en leur parlant de Nozdref, à qui il est très-probablement réservé de faire quelque figure dans la suite de notre poëme.

La personne de Nozdref est nécessairement un peu de la connaissance de tout lecteur russe : c’est un de ces hommes avec lesquels on ne peut manquer de s’être rencontré dans une maison de poste, à une foire ou chez un hobereau quelconque. On les appelle les roués. Dès l’enfance, ils passent à l’école pour de bons camarades, et, malgré cela, ils sont souvent fort rudement battus. Dans l’expression de leurs traits il y a toujours quelque chose de droit, d’ouvert et de franc. Il est dans leur usage de brusquer la connaissance, et vous n’avez pas eu le temps de les bien envisager, que déjà ils vous disent toi. Quand ils vous donnent leur amitié, il semble bien que ce soit pour une éternité ; mais il arrive communément que le soir même, à la suite d’un joyeux souper, les deux nouveaux amis en soient déjà venus aux coups. Ils sont grands parleurs, dissipateurs, bavards, affronteurs, batailleurs… c’est une race très-voyante.

Tel était Nozdref à trente-cinq ans, tel il avait été à dix-huit et à vingt-quatre, grand amateur de la bamboche. Le mariage l’avait d’autant moins changé, que sa femme n’avait pas tardé à quitter la partie et à passer dans l’autre monde, lui laissant pour fiche de consolation deux petits garçons, dont, au fond, il n’a nul souci, et à qui, pourtant, il ne manque pas d’attacher une bonne jeune, accorte et fraîche. Il lui était, en général, comme impossible de rester plus de vingt-quatre heures à la maison. Son nez, toujours au flair, éventait à cinquante kilomètres à la ronde, sans ouvrir le calendrier, l’endroit où il y avait une foire avec tout le cortège ordinaire de bals et de plaisirs. En un clin d’œil il était là ; à