Page:Gogol - Les Âmes mortes, tome 1, trad Charrière, 1859.djvu/143

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Nozdref, lui, n’était pas constellé, mais il avait cette passion, et toutes les personnes qui l’approchaient de plus près étaient les plus exposées aux traits de ce genre. Il répandait les faux bruits les plus apocryphes qu’on pût ramasser en aucun lieu. Il avait rompu un mariage, il avait mis obstacle à une affaire de commerce considérable, et il ne se regardait nullement comme votre ennemi ; tout au contraire, si l’occasion vous le faisait rencontrer de nouveau, il se montrait plein d’affection, et disait : « Çà, il faut pourtant que tu sois une fière canaille, que tu ne viens jamais me voir chez moi. »

Nozdref était divers et multiple de sa personne ; il était tout à tous et à toutes… mais par frasques, et non autrement. Dans la même minute il vous proposait d’aller où il vous plairait, de prendre part n’importe à quelle entreprise, de changer avec vous quoi que ce soit du vôtre contre quoi que ce soit du sien : fusil, chien, cheval, britchka, montre ou pipe, tout était pour lui objet d’échange ; non qu’il eût la moindre idée de gagner à ceci, c’était simplement l’effet d’une manie de fugue et de volte-face, d’une mobilité extrême de caractère, d’un érétisme d’émotions telles quelles.

Si, à la foire, il lui arrivait de tomber sur un simple et de le mettre à sec, il courait aussitôt à acheter tout ce qui, avant sa victoire, lui avait frappé les yeux dans les boutiques et autour des boutiques : des harnais, des pastilles de sérail, des mouchoirs de cou pour la petite bonne, un poulain ou un poney, une caisse de raisin sec, un lavabo d’argent, une pièce de toile de Hollande, un sac de fleur de farine, une paire de pistolets à cinq coups, un baril de harengs, des tableaux, un devant de cheminée, un aiguisoir à procédé pour les couteaux, des pots, des bottes de chasse, de la faïence… et cela, pour tout l’argent gagné.

Mais il arrivait rarement que ce bagage parvint à destination ; souvent dès le même soir, le tout était livré à un autre joueur plus favorisé ou plus retors ; parfois avec addition de la pipe plus ou moins richement montée du