Page:Gogol - Les Âmes mortes, tome 1, trad Charrière, 1859.djvu/165

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— Non, frère, c’est toi qui composes… mais la composition n’est pas bonne.

— Çà, pour qui me prends-tu donc en définitive ? Est-ce que je suis un filou, un grec, à ton avis ?

— Je ne te qualifie d’aucune de ces manières ; seulement je ne joue plus.

— Ah ! pour ça, pardon, mais la partie est commencée, elle doit être finie ; il n’y a pas à dire non.

— J’ai plein droit de refuser, parce que tu ne joues pas comme il sied à un homme qui se respecte.

— Tu en as menti ! et n’aie pas l’audace de parler ainsi !

— C’est toi qui mens à ta conscience.

— Je n’ai pas triché, et toi, tu ne peux pas renoncer à une partie commencée.

— Tu ne me feras pas jouer malgré moi ! » dit froidement Tchitchikof ; et s’avançant contre la table, il mêla les pions sur le damier.

Nozdref prit feu et se redressa devant Tchitchikof si près que celui-ci dut par prudence reculer de deux pas.

« Je te ferai jouer pourtant ! Tu as brouillé les pions, ce n’est rien ; je me rappelle parfaitement toute la marche de la partie ; nous allons tout remettre en place, entends-tu ?

— Non ! c’est bien résolu, je ne jouerai avec toi ni aujourd’hui ni jamais.

— Tu refuses de jouer ? oui, tu refuses… absolument ?

— Tu sens bien toi-même qu’on ne peut pas jouer avec toi.

— Dis tout bonnement la chose ; tu ne veux pas jouer, hein ? dit Nozdref en s’approchant de son ami plus près encore que la première fois.

— Non, je ne veux pas ! » dit fermement Tchitchikof, et il éleva toutefois les deux mains de manière à en faire un double bouclier à son visage, car l’affaire était réellement des plus chaudes.

La précaution était parfaitement justifiée ; Nozdref avait soulevé la main d’une façon très-menaçante, et il eût bien pu arriver que l’une des belles joues pleines et vermeilles