Page:Gogol - Les Âmes mortes, tome 1, trad Charrière, 1859.djvu/171

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compte de ce qui se passait en lui, en glissant sa main droite au-dessous de son sein gauche, il sentit que le cœur lui battait comme se débat une pauvre caille méchamment emprisonnée dans une cage. « Eh ! quel bain il nous a fait prendre ! voyez un peu cet enragé ! » Et il y eut en outre, dans ce peu de paroles prononcées à intermittences, beaucoup de sous-entendus à l’adresse de Nozdref, en fait d’imprécations bien lourdes, bien terribles, qui n’eussent pu s’exprimer que par des mots inconnus même à nos plus gros dictionnaires… Que faire ? Il était Russe, et, de plus, fort en colère. Ajoutons qu’en cette affaire il n’avait pas eu lieu de rire. « Ce qu’il y a de sûr, se dit-il à lui-même, c’est que, sans ce M. l’ispravnik, je ne serais peut-être déjà plus de ce monde. Je serais disparu comme le globule d’air qui s’élève au fond de l’eau sans laisser de trace : sans héritiers, sans postérité, sans laisser à mes futurs enfants ni patrimoine ni bonne renommée. » Notre héros avait une grande sollicitude pour sa postérité.

« Pouah ! le vilain monsieur ! se disait à lui-même Séliphane ; je n’ai jamais vu, Dieu merci, un pareil bârine ! C’est à ce point que, pour sa conduite, je lui aurais volontiers craché sur l’éperon. Ne donne pas à manger à un homme, bon ! c’est un homme, il avisera ; mais tu dois nourrir le cheval, parce que le cheval… le cheval aime l’avoine ; c’est sa satisfaction à lui. L’avoine est pour le cheval ce qu’est pour nous la pitance : pain, sel, oignon et chou tout ensemble. »

Les chevaux, de leur côté, n’emportaient pas non plus de bons sentiments à l’égard de Nozdref ; non-seulement le Bai et le Président, mais le Tigré aussi, tous étaient dans une disposition qui faisait peu d’honneur à l’hospitalité de Nozdref. Il est pourtant vrai de dire, quant au Tigré, qu’il recevait ordinairement pour sa part une avoine moins choisie, et que Séliphane ne la versait jamais dans l’auge sans lui dire : « Hé ! lâche, tiens, tu ne vaux pas cela ! » Mais pourtant c’était de l’avoine et non pas de simple foin. Il la mangeait avec plaisir, et quelquefois il parvenait à fourrer son long museau dans les auges des camarades