Page:Gogol - Les Âmes mortes, tome 1, trad Charrière, 1859.djvu/198

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

autographiquement tous ses morts, non-seulement par leurs noms et surnoms, mais avec mention de leurs qualités louables.

Tchitchikof, qui restait désœuvré, se prit à examiner en détail toute la vaste carrure du noble écrivain. Il regarda avec ébahissement ce dos large comme la croupe des chevaux de Viatka, ces bras et ces jambes comparables à ces grosses bornes de granit que l’on met le long de certains trottoirs et autour des monuments publics, et il se dit dans son for intérieur : « De quelle masse superbe le ciel t’a gratifié en sa bonté ! c’est bien de toi, au reste, qu’on peut dire comme de nos habits de province : Mal coupé, mais fortement cousu !… çà, es-tu ours-né, ou l’es-tu devenu par suite de ta vie de solitude agreste, de tes moissons, de tes tontes, de tes récoltes de miel, de ta continuelle fréquentation des rustauds ? Sont-ce les paysans de ton obéissance qui ont fait de toi ce qu’on appelle un homme de poings, un poing serré ? Mais non, je pense que tu aurais été exactement le même, qu’on t’eût élevé à la dernière mode, qu’on t’eût lancé dans le grand tourbillon, et que tu eusses vécu en plein Pétersbourg. Toute la différence consiste en ce que, à présent, tu empiles sur ton assiette du chou, du gruau, des carottes et d’énormes gâteaux de lait avec toute une moitié de poitrine de mouton, et qu’alors tu mangerais des côtelettes aux truffes et du pâté de foie gras. Ici tu tiens directement en ta puissance de simples moujiks, tu vis en bonne intelligence avec eux, et tu ne leur feras pas tort, parce que, éveillé comme tu l’es sur tes intérêts, tu réfléchis qu’ils sont à toi et que le mal que tu leur ferais te reviendrait d’une façon ou d’une autre à toi-même. À Pétersbourg ou à Moscou, tu servirais certainement, tu aurais sous tes ordres des employés à qui tu donnerais à tort et à travers de bonnes chiquenaudes, sachant que leurs chagrins et leur dommage les regardent et leur restent ; ou bien tu pillerais les caisses de la couronne. Non, si l’on est un vrai poing serré, on ne devient pas une main ouverte en palme, et, si ce poing se laisse jamais lever un doigt ou deux, c’est tant pis et non pas tant mal. Si un