Page:Gogol - Les Âmes mortes, tome 1, trad Charrière, 1859.djvu/218

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voisins venaient de loin en loin s’asseoir à sa table, prendre son avis sur bien des choses, et surtout apprendre à être sans honte bons ménagers de leurs revenus. Tout, dans ses domaines, était actif et vivant ; tout, sans trace de contrainte, était assujetti à la règle, à la volonté méthodique du maître : moulins à blé, moulins à foulon, usines, fabriques de drap, teintureries, ateliers de menuiserie, tisseranderies, tout se mouvait régulièrement. Partout et dans tout veillait l’œil pénétrant du maître. On ne voyait pas briller la moindre sensibilité dans ses traits, mais son regard annonçait une intelligence très-vive ; son langage se ressentait de son expérience et de sa connaissance du monde, et on avait généralement plaisir et profit à l’entendre.

Son épouse, qui était aussi polie que communicative, aimait à faire les honneurs de la maison ; on trouvait encore chez eux un surcroît d’agrément à voir les deux filles qu’ils avaient, jolies toutes les deux et fraîches comme la rose du matin ; puis accourait du jardin ou du village leur jeune frère, enfant fait de vrai salpêtre, plein de pétulance et de gentillesse, qui se jetait au cou de tout le monde sans se soucier de savoir si l’on trouvait du plaisir ou non à ses caresses. Dans la maison, en été, on tenait toutes les fenêtres larges ouvertes ; le haut était occupé par un instituteur français en tout temps admirablement rasé, même quand il était à la chasse, son passe-temps favori. Il rapportait presque toujours des coqs de bruyère et des canards sauvages, mais quelquefois aussi rien que des œufs de moineau dont il se faisait faire une omelette qu’il mangeait tout seul, car personne que lui ne faisait cas de ce mets-là. Au même étage habitait aussi une de ses compatriotes qui était la gouvernante française des deux demoiselles.

Le maître de la maison paraissait toujours à sa table en surtout vieux et usé, propre cependant et encore mettable.

Mais il perdit sa femme ; ce fut dans la famille une perte immense ; une partie des clefs et des menus soins de ménage incomba à Pluchkine. Il devint soucieux, et, comme tous les veufs prédisposés à la lésine, plus soupçonneux