Page:Gogol - Les Âmes mortes, tome 1, trad Charrière, 1859.djvu/219

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et plus chiche. Il ne pouvait compter sur sa fille aînée Alexandra ; il se défiait d’elle, et elle ne tarda pas à lui donner raison en s’enfuyant avec un officier d’un régiment de cavalerie, qui l’épousa en toute hâte dans quelque église de village ; le père ne pouvait souffrir les officiers, persuadé que ce sont tous des joueurs et des dissipateurs. Il envoya à sa fille sa malédiction et ne songea pas un instant à la faire poursuivre. La maison se trouva bien vide, et le maître tourna plus évidemment à l’avarice.

Les cheveux gris à reflet argentin, qui sont inséparables de cette passion, venant à briller chaque jour avec plus d’éclat sur sa tête crépue, lui conseillèrent énergiquement de retrancher de son entourage tout ce qui était dépense, puis de s’attacher à tout ce qui était argent ou pouvait à volonté se convertir en argent. Le précepteur français fut congédié, parce qu’il était temps que le jeune homme entrât au service ; la gouvernante fut mise à la porte, véhémentement soupçonnée d’avoir prêté les mains à la fuite d’Alexandra ; le fils, expédié au chef-lieu du gouvernement, afin d’étudier, par la pratique, dans les tribunaux de la localité, les avantages attachés à l’exercice des magistratures, selon le désir formel de son père, entra, au lieu de cela, dans un régiment, et se hâta d’écrire à son père, en le suppliant de lui envoyer sans retard de quoi faire face aux frais de son équipement. On comprend que, de l’humeur dont était le père à cette nouvelle, le jeune guerrier reçut une effroyable rebuffade, et pas un denier au bout.

Enfin sa seconde fille, qui, depuis le décès de sa mère et la fugue de sa sœur ne faisait plus que dépérir devant le spectacle des froids transports du père, prit le parti de s’éteindre tout à fait, de sorte que le vieillard se trouva seul… mais aussi seul conservateur, seul gardien irresponsable, seul dominateur absolu de ses richesses. La vie isolée fournit une abondante pâture à l’avarice, qui, comme on sait, a une faim de loup, et plus insatiable à mesure qu’elle dévore davantage ; les sentiments humains, qui déjà étaient en lui à l’état de bien rare phénomène dans sa