Page:Gogol - Les Âmes mortes, tome 1, trad Charrière, 1859.djvu/255

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Tchitchikof de se fatiguer ; et tous deux arrivèrent très-essoufflés dans le corridor sombre qui précède les premières pièces. Dans les chambres, pas plus que dans ce corridor et les autres passages, ils n’eurent l’occasion d’admirer une grande recherche de propreté. On ne se préoccupait pas encore des apparences, de sorte que en ce qui était sale restait sale, sans affecter nullement le contraire. Thémis recevait ses visites sans cérémonie, dans l’état de toilette où on la surprenait, nue ou en camisole, en robe du matin ou en pelisse râpée, n’importe.

Un autre ici décrirait l’enfilade de chambres encombrées de greffiers que traversèrent nos bons amis ; mais l’auteur de ce poëme éprouve une sainte terreur qui le prive de tous ses moyens à l’endroit de toutes les cours de justice. Il lui est arrivé de passer par quelques-unes dont les planchers et les bureaux étaient vernissés de frais et déjà secs, ce qui ne l’a pas empêché de les traverser au pas accéléré, les yeux humblement baissés contre terre ; de sorte qu’il doit en conscience s’abstenir de dire ce qu’il n’a pas vu, et combien en ces hautes cours tout fleurit, prospère et captive. Tchitchikof et Manîlof virent beaucoup de papier écrit et non écrit, des têtes penchées en avant et de côté, de larges nuques, des habits à basques effilées, d’autres à robe de surtout, mais tous de coupe provinciale. Ils virent même on ne sait quelle veste ronde, gris de souris, très-voyante ; celui qui la portait, la tête légèrement rejetée sur l’épaule gauche, et le visage souvent abaissé jusque sur le papier, copiait vite et ferme un protocole ou procès-verbal au sujet d’une usurpation de terre, avec description détaillée du terrain, qu’avait accaparé un bon propriétaire gentillâtre, de tout temps et de tous côtés attaqué en justice, sans que ces agressions tenaces nuisissent le moins du monde à la prospérité d’une légion d’enfants et de neveux élevés sous son toit. Puis on entendait de temps en temps une voix rogue jeter sèchement des paroles brèves, telles que celles-ci : « Fédor Fédociévitch, faites-moi passer le dossier n° 368… Çà ! laisserez-vous toujours débouchée l’encre de la couronne ? » Quelquefois