Page:Gogol - Les Âmes mortes, tome 1, trad Charrière, 1859.djvu/277

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

On respecta, de la part d’un fonctionnaire, ce langage gouvernemental, mais cela n’empêcha pas l’assistance de continuer sa délibération ; quelques-uns proposèrent des moyens de dompter cet esprit de révolte des paysans de Tchitchikof : il y en eut qui inclinèrent pour les rigueurs militaires d’une sorte d’état de siège ; d’autres se jetèrent dans l’extrême opposé ; notamment le directeur de la poste fit observer qu’à M. Tchitchikof incombaient des devoirs sacrés ; qu’il dépendait de lui d’être un bienfaiteur, un vrai père pour ces pauvres déshérités de la société, qu’il pouvait les initier dans une certaine mesure aux lumières de la civilisation, et là-dessus il fit un magnifique éloge des écoles à la Lancaster et des prodiges de l’enseignement mutuel.

C’est ainsi qu’on s’entretenait de notre héros, et quelques-uns s’enhardirent noblement jusqu’à lui communiquer leurs pensées ; l’un d’eux mit surtout une insistance remarquable pour qu’il ne manquât pas de solliciter du gouvernement une escorte de deux ou trois bataillons, qui surveilleraient la marche et séjourneraient au lieu même de la colonisation, au moins la première huitaine. Tchitchikof remercia avec effusion de cœur tous les donneurs de conseils, mais il refusa net celui de se faire convoyer par une troupe armée en guerre, alléguant que les âmes qu’il avait achetées étaient, en général, d’un caractère excellent, et qu’elles éprouvaient par elles-mêmes un désir instinctif de transmigration et de défrichement, ce qui écartait naturellement toute crainte de séditions.

Ces propos eurent, en définitive, toutes les heureuses conséquences que s’en devait promettre Tchitchikof, et, entre autres, le bruit qu’il n’était, quant à la fortune, ni plus ni moins que millionnaire. Les citadins en particulier l’avaient, même sans cette considération, pris en grande affection, mais, le sachant riche, riche à millions, ils l’aimèrent bien plus cordialement encore.

Au reste, hâtons-nous de le dire, c’étaient de fort bonnes gens, accoutumés à vivre en bonne intelligence ; leur ton était presque toujours amical, et leurs entretiens portaient l’irrécusable cachet de la plus douce bonhomie. « Mon bien