Page:Gogol - Les Âmes mortes, tome 1, trad Charrière, 1859.djvu/284

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pour la curiosité, qu’il relut une seconde et une troisième fois cette épître et finit par dire, se parlant à lui-même : « Je serais vraiment fort aise de savoir quelle femme a pu m’écrire cela ! » Bref, la chose devenait sérieuse et il y pensa plus d’une heure ; à la fin il écarta les bras, inclina la tête et dit : « C’est, ma foi, très-joliment tourné, et quelle écriture déliée ! » Puis l’épître fut, bien entendu, délicatement pliée et déposée dans la cassette, entre je ne sais quelle affiche de spectacle et un billet d’invitation à une noce, qui depuis sept ans n’avait pas changé de place. Quelques moments après, on lui apporta une invitation de bal de la part du gouverneur. Un bal chez le gouverneur est chose tout ordinaire. Le gouverneur est le personnage aux grands bals ; il est à peine installé qu’il doit tout régler chez lui pour la panse et la danse, sinon, où est l’apparence qu’il obtienne l’amour et le respect de la noblesse !

Tout projet et toute affaire furent à l’instant ajournés, écartés comme inopportuns, tout dans la ville et le district prit une même direction, un même point de vue, le bal officiel ; et il y avait, cette fois, bien des causes à cette convergence identique de pensées. Aussi peut-on dire que, depuis l’origine même des sociétés tant soit peu habillées, il ne fut nulle part consacré une aussi large part de temps aux toilettes. Un fait certain, c’est que le grand jour venu, les dîners de famille furent expédiés en moins de rien et que chacun courut au miroir, à la psyché, consacrer une bonne heure au seul examen de son visage ; on composa sa physionomie, on chercha l’expression la plus avantageuse, on la corrigea et on la refit cent fois.

Tchitchikof prit également ses dispositions ; il hésita longtemps entre un air grave et doux avec sourire, et un air grave et calme, le sourire tenu en réserve ; il fit à la glace de sa chambre diverses sortes de salut accompagnés de paroles peu intelligibles, mais françaises d’intention, d’intention seulement : car, il faut bien se résoudre à l’avouer, notre héros ne savait pas le français. Il se fit à lui-même quelques petites surprises, d’imperceptibles mouvements des sourcils, des lèvres, du fin bout de la lan-