Page:Gogol - Les Âmes mortes, tome 1, trad Charrière, 1859.djvu/292

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tagnes, vallées, bois et solitudes. Cette jeune personne était précisément cette même ravissante blonde qu’il avait rencontrée sur son chemin, lorsqu’il s’enfuyait éperdu de chez Nozdref, et que, par la sottise des cochers, les deux équipages s’étaient accrochés et les harnais étrangement mêlés au point que l’oncle Mitiaï et l’oncle Miniaï avaient eu bien de la peine à séparer les attelages.

Tchitchikof fut tellement troublé, qu’il ne sut pas dire deux phrases raisonnables, et qu’il marmotta en outre des paroles que n’eussent certainement pas dites les Gremine, les Zvonski, ni les Lidine de nos ingénieux romanciers et conteurs à la mode.

« Vous ne connaissiez pas encore ma fille ? Mais en effet, où l’auriez-vous vue, puisqu’elle est depuis peu dans le pays, étant des dernières sorties de l’institut ?

— Je dois au hasard le bonheur d’avoir vu mademoiselle, il y a peu de jours… » essaya de répondre Tchitchikof ; tel est du moins le sens de ce qu’il voulait dire. La dame se hâta d’ajouter encore deux ou trois paroles par manière d’acquit, et elle passa avec sa fille à d’autres personnes qui étaient plus en possession d’elles-mêmes.

Notre héros demeura immobile. Nous nous figurons un homme qui est sorti résolu à faire un beau tour de promenade et à bien voir une foule d’objets qu’il n’avait encore fait qu’entrevoir, et qui tout à coup s’arrête, se souvenant que la hâte qu’il a mise à franchir le seuil de sa porte lui a fait oublier sur sa toilette, bagues, montre, bourse et lorgnon ; on sait qu’en pareil cas, il ne se peut rien de plus sot que la figure que fait cet homme ; en un clin d’œil l’expression du calme a disparu de ses traits ; il cherche sur lui ce qu’il a et ce qu’il n’a pas, il regarde ses gants, sa canne, il tâte ses basques et tire sans besoin son mouchoir de sa poche, et il s’étonne d’avoir pu encore oublier tant d’objets ; dans sa stupeur il regarde sans la voir la foule qui le devance, les voitures qui courent et se croisent, les shakos et les baïonnettes du régiment qui passe, l’oisif qui se retourne pour interroger son attitude.

C’est ainsi que Tchitchikof, absorbé par sa préoccupa-