Page:Gogol - Les Âmes mortes, tome 1, trad Charrière, 1859.djvu/299

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voir, arriva droit sur lui en disant de sa voix la plus pleine :

« Ha ! monsieur de Kherson, le Khersonésien, le futur grand propriétaire ! Ha, ha, ha, ha, hé, hé, hé, hi, ha ! ! l’espoir, l’orgueil de Kherson, le voilà, ha, ha, hé ! » Et il riait d’un rire si plein que ses joues fraîches et vermeilles comme la rose de printemps, en devenaient houleuses et passaient au carmin. « Eh bien ! as-tu acheté bien des morts ? Votre Excellence saura que monsieur trafique d’âmes mortes, un bon article de commerce, parole d’honneur ! Çà, écoute-moi, Tchitchikof, je te le dis d’amitié, nous sommes tous ici tes amis, n’est-ce pas, monsieur le gouverneur ? Eh bien, moi, à la place de Son Excellence, je t’enverrais à la potence ! hi, hi, hi, hi, hi, hi ! »

Tchitchikof ne savait plus où il était. Nozdref reprit : « Quand il vint me dire chez moi : Tu vas me céder, me vendre tes âmes mortes… hein ? quoi, tes âmes mortes… Non, Votre Excellence ne pourra se figurer comme j’ai ri ; j’en avais la vue et la gorge toutes brouillées. J’arrive ici, et voilà qu’on me dit qu’il a acheté, pour coloniser d’immenses terrains du gouvernement de Kherson, toute une armée de paysans, et qu’il en a pour trois bons millions de roubles. Je me demande quelle sorte d’émigrants ce pourrait bien être… il m’avait demandé mes morts, il voulait me les payer, il s’agissait de débattre le prix… c’est ça, me suis-je dit… Écoute, Tchitchikof, tu es un animal, j’en prends Dieu à témoin, une grosse bête, vois-tu, et voilà Son Excellence ici présente ; n’est-ce pas, procureur, un animal ! ! »

Mais le procureur, et Tchitchikof et le gouverneur lui-même, étaient tellement troublés et péniblement affectés qu’ils ne trouvèrent pas un mot à placer… Leur embarras fut cause que Nozdref, lancé comme il était et n’éprouvant aucun empêchement, put librement ajouter : « Ah, frère, tu as cru… bon, tu t’imagines… allons donc, je m’attache à toi, parce que c’est très-curieux, je ne te lâche pas que je ne sache pourquoi tu achètes des âmes mortes. Voyons, voyons, n’as-tu pas honte ? Tu n’as pas de meilleur ami