Page:Gogol - Les Âmes mortes, tome 1, trad Charrière, 1859.djvu/349

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compter tout de suite quelques milliers de roubles pour que je puisse, en attendant, m’installer à peu près ici, me distraire et me divertir un peu. »

« Attendre, attendre, et manger du pain sec… c’est dur, surtout pour un brave qui avait rêvé soupe à la tortue, rognons au vin de Champagne, tabac turc, spectacle et chattes anglaises. Il descendit l’escalier, faisant assez la figure d’un pauvre barbet qui, échaudé par les ordres du chef des cuisines, se sauve l’oreille très-basse et la queue ramenée entre les pattes de derrière. La vie de Pétersbourg l’avait saisi et pénétré ; il en avait tâté quelque peu, et ce peu avait eu une action puissante et prompte sur ce naturel voluptueux, orné d’un appétit de loup. Elles seront exquises, les voluptés de Kopeïkine, avec cette modique somme d’argent. Et notez que c’était un homme encore jeune, frais et bien constitué.

« Aussi représentez-vous Kopeïkine passant devant un restaurateur à la mode : une fenêtre ouverte laisse voir le cuisinier ; un étranger, un Français, un de ces dégourdis à physionomie franche, encadrée dans une chemise de toile de Hollande, devant lui un tablier, et, sur la tête, un béret, blancs l’un et l’autre comme de la neige ; il prépare, comme en se jouant, une omelette aux fines herbes, des côtelettes aux truffes, et Dieu sait encore quelles excellentes choses.

« En poussant plus loin, le voilà devant la longue ligne des boutiques Miloûtine ; là, à toutes les vitrines, dont plusieurs sont ouvertes, des saumons et des sterlets fumés, de différents prix, de simples cerises à cinq roubles pièce, une pastèque colossale, sortant de la fenêtre comme une diligence à demi tirée de la remise, et semblant attendre au passage un imbécile qui en donne cent roubles ; bref, autant de pas, autant d’objets de convoitise ; partout l’eau lui en vient à la bouche, et Son Excellence avait dit : « Attends, il faut attendre ! » Quelle situation, hein ! mon cher monsieur ; d’un côté, la côtelette, le caviar frais, le saumon, la pastèque ; de l’autre, ces mets pleins d’amertume qu’on appelle demain, peut-être, attends.