Page:Gogol - Les Âmes mortes, tome 1, trad Charrière, 1859.djvu/355

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dessus : « Voilà, voilà une profonde connaissance du cœur et de l’esprit humain ! »

On voit aussi des gens qui ont en horreur la médecine et les médecins pendant cinquante et soixante ans, puis finissent par devenir plus faibles que l’imbécile qui se fait traiter par une vieille femme, laquelle emploie des paroles cabalistiques et des crachements d’eau en plein visage ; ou mieux encore ils inventeront eux-mêmes une décoction de Dieu sait quelle drogue qu’ils s’imagineront devoir être un remède sûr contre la maladie, au risque de rendre celle-ci mortelle. Sans doute, MM. les employés avaient leur excuse dans la situation vraiment critique où ils se trouvaient alors. Un homme qui se noie s’empare avidement du moindre copeau flottant à la surface ; ce copeau, il est vrai, sert de barque à un insecte pesant la millième partie d’une once, tandis que lui, homme, pèse cent cinquante livres, s’il n’en pèse pas même deux cents : mais il ne fait pas ce calcul. C’est ainsi que ces messieurs se précipitèrent sur l’idée de questionner Nozdref.

Vite, le maître de police écrivit un jovial billet à Nozdref pour le presser de venir passer chez lui la soirée ; vite un agent secondaire, au teint fleuri, un ancien militaire qui vivait, servait et dormait en bottes fortes, fut dépêché l’épée serrée au flanc pour plus de hâte. On savait où trouver Nozdref ; mais celui-ci, malgré sa réputation d’oisif, était occupé d’une chose fort importante à son point de vue. Il y avait quatre jours qu’il n’était sorti de sa chambre et qu’il n’y admettait personne ; il se faisait donner ses repas par la fenêtre. Il en maigrissait ; il en était vert olive ; mais la chose demandait un soin extrême : il s’agissait d’étudier dans plusieurs douzaines de jeux de cartes, non le format ni le degré d’épaisseur, qui sont toujours les mêmes, mais dans le dessin en rouge ou en bleu certaines petites marques qui feraient de chacune des cartes étudiées l’ami le plus sûr et le plus utile. Ce travail absorbant devait bien lui prendre encore une quinzaine de jours, et il était résigné à cette laborieuse retraite.

Comme Nozdref n’aimait pas les valets oisifs qui au-