Page:Gogol - Les Âmes mortes, tome 1, trad Charrière, 1859.djvu/361

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mit à dresser avec beaucoup d’ordre et de soin des listes circonstanciées des paysans qu’il avait achetés ; puis, pour faire diversion à cet utile travail, il lisait en traduction russe la Duchesse de La Vallière, dont il retrouva un volume dépareillé dans son portemanteau ; ou bien, il faisait la revue des objets et des divers papiers contenus dans sa cassette ; il essayait de relire ces derniers, mais il ne tardait pas à se dégoûter de tout cela. Sa solitude l’étonnait, il ne comprenait pas comment il pouvait se faire que nul des fonctionnaires publics n’était encore venu le voir. Peu de jours auparavant on voyait sans cesse stationner à la porte de son auberge tantôt les drojkis du maître de police, tantôt la petite calèche du procureur, tantôt la voiture du président. Mais depuis deux jours, rien ; il n’en conçut point de colère, et seulement il haussait les épaules en allant et venant dans sa chambre.

À la fin, il éprouva un mieux sensible et fut tout transporté de joie quand il vit que sans inconvénient il pouvait enfin se donner de l’air. Pour s’encourager à sortir, il procéda sans tarder à sa toilette ; il ouvrit tous les compartiments de son nécessaire de voyage, mit de l’eau bouillante dans un verre, son blaireau et son savon dans une tasse d’étain pour se raser, et il était grand temps qu’il le fit. Aussi, s’approchant du miroir et se passant la main sur le menton, marmottait-il : « Oûhh ! ! quelle forêt ! » exagération sans doute ; son menton ne portait pas une forêt, mais bien, peut-on dire, un taillis assez épais. Après s’être rasé, il se mit à s’habiller avec une telle vivacité qu’il pensa faire éclater de toutes parts ses indispensables. À la fin, habillé, injecté d’eau de Cologne et bien enveloppé de son bekèche, le collet remonté sur un foulard noir appliqué aux joues et aux oreilles, lestement il gagna la rue ; et, comme il arrive à tout convalescent, ce fut pour lui une fête que cette première sortie. Tout ce qui s’offrait à son regard lui parut souriant et gracieux, les maisons, les passants, tout, jusqu’aux simples paysans, gens qui sont en réalité d’un aspect peu réjouissant à voir.