Page:Gogol - Les Âmes mortes, tome 1, trad Charrière, 1859.djvu/374

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croissement de leurs capitaux aux dépens de ceux de leur bien-aimée patrie, sorte de gens qui pensent, non à éviter le mal, mais à empêcher qu’on ne parle du mal qu’ils font ! Non, non ; ce n’est pas le patriotisme, ce beau et noble sentiment qui est le vrai mobile des accusations, c’est une arrière-pensée, un sentiment ignoble qui se cache sous un vain masque de patriotisme : ce masque, il le faut arracher, déchirer et fouler aux pieds. Il faut signaler les choses et leur donner un nom : c’est un devoir, un devoir sacré ; c’est le devoir des écrivains de dire la vérité, toute la vérité.

Vous craignez la pénétration d’un regard d’homme ; vous évitez avec soin de jamais jeter vous-mêmes autour de vous un coup d’œil ferme ; vous aimez à regarder sans voir en passant et sans penser, et surtout sans conclure. Je le comprends, vous vous laisserez aller jusqu’à rire assez cordialement de Tchitchikof, peut-être même jusqu’à louer l’auteur ; vous direz : « Oui, pourtant, il y a là des choses bien saisies ; cet écrivain doit être un homme jovial. » Puis, satisfaits de vous-mêmes plus que jamais, vous ferez un haut-le-corps, vous sourirez longuement, après quoi vous ajouterez, en pesant sur vos paroles : « C’est vrai, pourtant, que dans quelques-unes de nos provinces on rencontre des gens bien étranges, des êtres tout à fait ridicules, et, on en doit convenir, de grands fripons aussi ! »

Propos de simple fat, bon. Mais qui d’entre vous, graves lecteurs, je m’adresse à ceux qui ont l’humilité du vrai chrétien, qui de vous étant seul, dans le silence du soir, à l’heure où l’on s’entretient un peu avec soi-même, retournera sa parole vers le fond de son âme pour se faire sincèrement cette question : « N’y aurait-il pas en moi quelque chose de Tchitchikof ? » Je doute qu’on aille jusque-là.

Mais que le matin il vienne à passer près de n’importe lequel de nos lecteurs une personne de connaissance d’un rang ni haut ni bas, on coudoiera aussitôt son compagnon de trajet en lui disant, avec un éclat de rire