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CONSIDÉRATIONS


SUR NICOLAS GOGOL


ET LA LITTÉRATURE RUSSE[1].


I


De toutes les formes littéraires qui servent à l’expression de la pensée, celle du roman de mœurs est la plus flexible et la plus pénétrante. Par la variété vivante des détails qu’elle peut admettre, comme par la grandeur épique des effets qu’elle sait atteindre, elle est la véritable épopée des temps modernes, et c’est avec raison que ce rôle lui a été assigné dans notre civilisation. Aussi, quand elle est traitée avec génie, qu’elle sort de cette foule de contrefaçons trop faciles qui partout sont venues compromettre le genre, elle peut s’élever à la condition d’une œuvre vraiment nationale, où les mœurs et le caractère d’un peuple se reflètent dans toute leur réalité.

Telle est l’illusion qu’elle produit, qu’on est allé un moment jusqu’à la supposer plus vraie que l’histoire : c’est que celle-ci ne s’était pas montrée encore avec son langage et ses actes, qui, sous le rapport de la vérité, laissent bien loin tout ce que l’invention romanesque peut y substituer arbitrairement. Liée à l’observation philosophique des institutions sociales, et employée à la propagation ardente des paradoxes les plus subversifs, cette forme a pu avoir de nos jours une grande et dangereuse influence ; mais lorsqu’elle se borne à la satire des mœurs avec cette saine mesure qui est la propriété essentielle du bon sens, elle n’a plus que des effets salutaires : mieux qu’une autre elle réussit à donner une expression piquante à la vérité instructive, et, en la généralisant, à faire pénétrer chez les niasses les plus hautes leçons de la vie et de l’expérience.

Chaque littérature européenne compte ainsi plusieurs œu-

  1. On trouvera la seconde partie de cette Étude au début du t. II.

    Les Âmes mortes. — I