Page:Gogol - Les Âmes mortes, tome 1, trad Charrière, 1859.djvu/6

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vres que le suffrage public de leur temps, confirmé par celui de la postérité, a mises à la tête des productions intellectuelles de l'époque où elles ont paru, et dont elles offrent la date précise ; mais par l’avantage qu’elles ont de servir à la connaissance intime de la vie d’un peuple et d’en marquer la physionomie, elles en restent désormais comme la médaille ineffaçable. On sait ce que sont pour l’Espagne l’œuvre de Cervantès, pour la France, celle de Le Sage ; l’Angleterre est plus riche encore dans cette forme littéraire qu’elle n’a pas inventée, mais qui s’est trouvée admirablement appropriée à son génie. Elle lui doit tous ces romans intimes dont la nombreuse famille trouve en Allemagne des imitations puisées à des sources semblables, avec des distinctions naturelles qui en font des œuvres empreintes de l’originalité locale. La littérature russe, entrée la dernière dans le cercle des études et des investigations de l’Europe, ne déroge pas à cette direction de la pensée qu’on voit se produire chez les peuples qui ont beaucoup vécu, et par conséquent beaucoup senti et observé. Une particularité même, propre à la Russie, fait que cette disposition est presque exclusive chez elle, et là, comme sur les autres points, elle a franchi tous les degrés intermédiaires pour arriver de plein saut à ce qui est l’expression mûrie et la plus avancée des vieilles civilisations.

Les malentendus souvent séculaires, les longues méprises et les préventions tenaces qui existent entre les peuples, opposent longtemps leurs digues à ce mouvement de curiosité et de. sympathie qui les porte à se connaître et à s’étudier mutuellement. Toutes les tentatives isolées manquent alors leur but et sont de peu d’effet, en offrant dans des productions exotiques quelque chose d’un goût risqué et qui n’intéresse guère que le sentiment personnel de celui qui l’essaye. Il faut qu’il s’y joigne l’un de ces incidents d’où sort une commotion générale, pour qu’en plaçant une œuvre étrangère au point de vue de l’actualité, il la fasse profiter des préoccupations de tous. Par cet à-propos, un singulier revirement s’opère dans les esprits, et on voit les intelligences les plus rétives, éclairées par la passion, s’ouvrir elles-mêmes et sans effort à une instruction nouvelle : alors tout est révélation instantanée pour elles, et ce qui, la veille, leur paraissait répulsif et rebutant, leur devient agréablement familier, jusqu’à être admis et à prendre rang dans les sympathies de tout le monde.