Page:Gogol - Les Âmes mortes, tome 1, trad Charrière, 1859.djvu/79

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permit de ne pas achever l’explication toute simple, toute bonasse.

— Bien… mais permettez-moi de vous demander comment vous avez l’intention d’acheter : les paysans avec la terre, ou des paysans à déplacer, c’est-à-dire sans le sol ?

— Non, non ; ce n’est pas exactement un achat de paysans que je veux faire, dit Tchitchikof ; je voudrais seulement avoir les morts…

— Comment ? Pardon ; je suis un peu dur d’oreille de ce côté ; j’ai cru entendre une parole bien étrange.

— Mon intention est d’acquérir les morts, qui, au reste, sont encore indiqués vivants dans les papiers de la dernière révision. »

Manîlof, à cette explication, laissa tomber sur le plancher sa pipe et son long tuyau à tchoubouc d’ambre ; en même temps il ouvrit une grande bouche, qu’il garda ouverte ainsi trois bonnes minutes durant. Les deux amis, qui avaient devisé ensemble sur les charmes idylliques de la vie intime au désert, restèrent en ce moment immobiles, les yeux attachés l’un sur l’autre, et dans cette position ils ressemblaient un peu à ces anciens portraits de famille qu’on faisait pour être suspendus aux deux côtés d’un trumeau. À la fin, Manîlof releva son tuyau, y rajusta la pipe à un bout, le tchoubouc à l’autre ; puis, avant de rebourrer, il regarda longtemps en dessous Tchitchikof pour voir s’il ne découvrirait pas quelque signe d’ironie sur ses lèvres : car il craignait le ridicule de prendre au sérieux ce qui n’aurait été qu’un badinage ; mais il n’aperçut rien de ce qu’il cherchait, et, tout au contraire, la figure du personnage était plus grave qu’auparavant, Manîlof alors, au lieu de bourrer sa pipe, fit un mouvement de plus grande attention, pensant : « Ah ! mon Dieu ! au fait, ce cher monsieur ! quelque chose ne serait-il pas tout à coup dérangé dans sa tête ? qui sait ? » Et il se mit à le regarder de beaucoup plus près, non pas sans appréhender une triste découverte en ce genre. Mais non, l’œil de son interlocuteur était parfaitement limpide ; rien de ce trouble, rien de cet air sauvage, rien de ces petits feux mobiles qu’on observe